Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/283

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peut pas dépasser. La proposition n’est guère contestée tant qu’il ne s’agit que de l’organisme : tout le monde reconnaît que les besoins du corps sont limités et que, par suite, le plaisir physique ne peut pas s’accroître indéfiniment. Mais on a dit que les fonctions spirituelles faisaient exception. « Point de douleur pour châtier et réprimer… les élans les plus énergiques du dévouement et de la charité, la recherche passionnée et enthousiaste du vrai et du beau. On satisfait sa faim avec une quantité déterminée de nourriture ; on ne satisfait pas sa raison avec une quantité déterminée de savoir[1]. »

C’est oublier que la conscience, comme l’organisme, est un système de fonctions qui se font équilibre et que, de plus, elle est liée à un substrat organique de l’état duquel elle dépend. On dit que s’il y a un degré de clarté que les yeux ne peuvent pas supporter, il n’y a jamais trop de clarté pour la raison. Cependant, trop de science ne peut être acquise que par un développement exagéré des centres nerveux supérieurs, qui lui-même ne peut se produire sans être accompagné de troubles douloureux. Il y a donc une limite maxima qui ne peut être dépassée impunément, et, comme elle varie avec le cerveau moyen, elle était particulièrement basse au début de l’humanité ; par conséquent, elle eût été vite atteinte. De plus, l’entendement n’est qu’une de nos facultés. Elle ne peut donc s’accroître au delà d’un certain point qu’au détriment des facultés pratiques, en ébranlant les sentiments, les croyances, les habitudes dont nous vivons, et une telle rupture d’équilibre ne peut aller sans malaise. Les sectateurs de la religion la plus grossière trouvent dans la cosmogonie et la philosophie rudimentaires qui leur sont enseignées un plaisir que nous leur enlèverions sans compensation possible si nous parvenions à les pénétrer brusquement de nos doctrines scientifiques, quelque incontestable qu’en soit la supériorité. À chaque moment de l’histoire et dans la conscience

  1. Rabier, Leçons de philosophie, I, 479