Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/296

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qu’il y a un plus grand nombre d’individus trop malheureux pour supporter la vie, — ce qui ne préjugerait rien pour les autres qui sont pourtant la majorité, — mais c’est que le bonheur général de la société diminue. Par conséquent, puisque ce bonheur ne peut pas augmenter et diminuer en même temps, il est impossible qu’il augmente, de quelque manière que ce puisse être, quand les suicides se multiplient ; en d’autres termes, le déficit croissant dont ils révèlent l’existence n’est compensé par rien. Les causes dont ils dépendent n’épuisent qu’une partie de leur énergie sous forme de suicides ; l’influence qu’elles exercent est bien plus étendue. Là où elles ne déterminent pas l’homme à se tuer, en supprimant totalement le bonheur, du moins elles réduisent dans des proportions variables l’excédent normal des plaisirs sur les douleurs. Sans doute, il peut arriver par des combinaisons de circonstances particulières que, dans certains cas, leur action soit neutralisée de manière à rendre possible même un accroissement de bonheur ; mais ces variations accidentelles et privées sont sans effet sur le bonheur social. Quel statisticien d’ailleurs hésiterait à voir dans les progrès de la mortalité générale au sein d’une société déterminée un symptôme certain de l’affaiblissement de la santé publique ?

Est-ce à dire qu’il faille imputer au progrès lui-même et à la division du travail qui en est la condition ces tristes résultats ? Cette conclusion décourageante ne découle pas nécessairement des faits qui précédent. Il est au contraire très vraisemblable que ces deux ordres de faits sont simplement concomitants. Mais cette concomitance suffit à prouver que le progrès n’accroît pas beaucoup notre bonheur, puisque celui-ci décroît, et dans des proportions très graves, au moment même où la division du travail se développe avec une énergie et une rapidité que l’on n’avait jamais connues. S’il n’y a pas de raison d’admettre qu’elle ait effectivement diminué notre capacité de jouissance, il est plus impossible encore de croire qu’elle l’ait sensiblement augmentée.