Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

doit chercher à étendre son être autant qu’il peut ; mais pourquoi songerait-il aux autres ? Le perfectionnement d’autrui n’importe pas à son perfectionnement propre. S’il reste conséquent avec soi-même, il devra pratiquer l’égoïsme moral le plus intraitable. C’est en vain que l’on fera remarquer que la sympathie, les instincts de famille, les sentiments patriotiques comptent parmi nos penchants naturels et même parmi les plus élevés, et qu’à ce titre ils doivent être cultivés. Les devoirs que l’on pourrait, à la rigueur, déduire d’une telle considération, ne ressemblent en rien à ceux, qui nous lient réellement à nos semblables ; car ceux-ci consistent dans des obligations de servir autrui et non de le faire servir à notre perfectionnement personnel[1].

Pour échapper à cette conséquence, on a voulu concilier le principe de la perfection avec un autre qui le complète et qu’on a appelé le principe de la communauté d’essence. « Que l’on voie dans l’humanité, dit M. Janet, un corps dont les individus sont les membres, ou au contraire une association d’êtres semblables et idéalement identiques, toujours est-il qu’il faut reconnaître dans la communauté humaine autre chose qu’une simple collection ou juxtaposition de parties, une rencontre d’atomes, un agrégat mécanique et purement extérieur. Il y a entre les hommes un lien interne, vinculum sociale, qui se manifeste par les affections, par la sympathie, par le langage, par la société civile, mais qui doit être quelque chose de plus profond que tout cela et caché dans la dernière profondeur de l’essence humaine… Les hommes étant liés par une communauté d’essence, nul ne peut dire : Ce qui regarde autrui m’est indifférent[2]. » Mais, quoi qu’il en soit de cette solidarité, de sa nature et de ses origines, on ne peut la poser que comme un fait et cela ne suffit pas pour l’ériger en devoir. Ce n’est pas assez de remarquer que dans la réalité l’homme ne s’appartient pas tout entier pour avoir le droit d’en conclure qu’il ne doit pas s’appartenir tout entier.

  1. Nous empruntons cet argument à M. Janet, Morale, p. 123.
  2. Ibid., p. 124-125.