Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

règlent sont définis, plus aussi il devient difficile d’apercevoir le lien qui les rattache à des concepts aussi abstraits. Aussi certains penseurs, poussant la logique jusqu’au bout, renoncent-ils à intégrer dans la simplicité de leur formule le détail de la vie morale telle qu’elle se manifeste dans l’expérience. Pour eux, la morale concrète n’est pas une application mais une dégradation de la morale abstraite. Elle résulte des altérations qu’il faut faire subir à la loi morale pour l’ajuster aux faits ; c’est l’idéal que l’on a corrigé et plus ou moins adultéré pour le réconcilier avec les exigences de la pratique. En d’autres termes, ils admettent deux éthiques dans l’éthique : l’une qui seule est vraie, mais qui est impossible par définition, l’autre qui est praticable, mais qui consiste uniquement dans des arrangements à demi conventionnels, dans des concessions inévitables mais regrettables aux nécessités de l’expérience. C’est une sorte de morale inférieure et pervertie dont il faut se contenter par suite de notre imperfection, mais à laquelle les âmes un peu hautes ne peuvent se résigner sans tristesse. De cette manière on a du moins l’avantage de ne pas se poser un problème insoluble, puisque on renonce à faire rentrer dans une formule trop étroite ces faits qui la débordent. Mais si la théorie ainsi rectifiée est d’accord avec elle-même, elle n’est pas davantage d’accord avec les choses, car elle a pour effet de rejeter dans cette sphère inférieure de l’éthique des institutions d’une moralité incontestée, comme le mariage, la famille, le droit de propriété, etc. Il y a plus : la cause principale de cette corruption que subirait l’idéal moral en descendant dans la réalité serait ce que l’on a appelé la solidarité des hommes et des temps[1]. Or, en fait, non seulement la solidarité n’est pas un devoir moins obligatoire que les autres, mais elle est peut-être bien la source de la moralité. Infidèles au titre qu’elles ont pris, les doctrines dites empiri-

  1. V. Renouvier, Science de la Morale, t. 1, p. 349.