Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/330

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Pour nombre de théoriciens, c’est une vérité par soi-même évidente que toute société consiste essentiellement dans une coopération. « Une société, au sens scientifique du mot, dit M. Spencer, n’existe que lorsqu’à la juxtaposition des individus s’ajoute la coopération[1]. » Nous venons de voir que ce prétendu axiome est le contre-pied de la vérité. Il est au contraire évident, comme le dit Auguste Comte, « que la coopération, bien loin d’avoir pu produire la société, en suppose nécessairement le préalable établissement spontané[2]. » Ce qui rapproche les hommes, ce sont des causes mécaniques et des forces impulsives comme l’affinité du sang, l’attachement à un même sol, le culte des ancêtres, la communauté des habitudes, etc. C’est seulement quand le groupe s’est formé sur ces bases que la coopération s’y organise.

Encore, la seule qui soit possible dans le principe est-elle tellement intermittente et faible que la vie sociale, si elle n’avait pas d’autre source, serait elle-même sans force et sans continuité. À plus forte raison, la coopération complexe qui résulte de la division du travail est-elle un phénomène ultérieur et dérivé. Elle résulte de mouvements intestinaux qui se développent au sein de la masse, quand celle-ci est constituée. Il est vrai qu’une fois qu’elle est apparue, elle resserre les liens sociaux et fait de la société une individualité plus parfaite. Mais cette intégration en suppose une autre qu’elle remplace. Pour que les unités sociales puissent se différencier, il faut d’abord qu’elles se soient attirées et groupées en vertu des ressemblances qu’elles présentent. Ce procédé de formation s’observe, non pas seulement aux origines, mais à chaque stade de révolution. Nous savons en effet que les sociétés supérieures résultent de la réunion de sociétés inférieures du même type : il faut d’abord que ces dernières soient confondues au sein d’une seule et même conscience collective pour que le processus de différenciation puisse com-

  1. Sociologie, III, 334.
  2. Cours de Philos. posit., IV, 421.