Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/338

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pouvait progresser. Là où tout le monde était obligé de fabriquer de la même manière, toute variation individuelle était impossible[1].

Le même phénomène se produit dans la vie représentative des sociétés. La religion, cette forme éminente de la conscience commune, absorbe primitivement toutes les fonctions représentatives avec les fonctions pratiques. Les premières ne se dissocient des secondes que quand la philosophie apparaît. Or, elle n’est possible que quand la religion a perdu un peu de son empire. Cette manière nouvelle de se représenter les choses heurte l’opinion collective qui résiste. On a dit parfois que c’est le libre examen qui fait régresser les croyances religieuses ; mais il suppose à son tour une régression préalable de ces mêmes croyances. Il ne peut se produire que si la foi commune le permet.

Le même antagonisme éclate chaque fois qu’une science nouvelle se fonde. Le christianisme lui-même, quoiqu’il ait fait tout de suite à la réflexion individuelle une plus large place qu’aucune autre religion, n’a pas pu échapper à cette loi. Sans doute, l’opposition fut moins vive tant que les savants bornèrent leurs études au monde matériel, puisqu’il était abandonné en principe à la dispute des hommes. Encore, comme cet abandon ne fut jamais complet, comme le Dieu chrétien n’est pas entièrement étranger aux choses de cette terre, arriva-t-il nécessairement que, sur plus d’un point, les sciences naturelles elles-mêmes trouvèrent dans la foi un obstacle. Mais c’est surtout quand l’homme devint un objet de science que la résistance fut énergique. Le croyant, en effet, ne peut pas ne pas répugner à l’idée que l’homme soit étudié comme un être naturel, analogue aux autres, et les faits moraux comme des faits de nature ; et l’on sait combien ces sentiments collectifs, sous les formes différentes qu’ils ont prises, ont gêné le développement de la psychologie et de la sociologie.

  1. V. Levasseur, Les Classes ouvrières en France jusqu’à la Révolution, passim.