Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/356

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citoyens, la surveillance collective se relâche irrémédiablement, la conscience commune perd de son autorité, la variabilité individuelle s’accroît. En un mot, pour que le contrôle social soit rigoureux et que la conscience commune se maintienne, il faut que la société soit divisée en compartiments assez petits et qui enveloppent complètement l’individu ; au contraire, l’un et l’autre s’affaiblissent à mesure que ces divisions s’effacent[1].

Mais, dira-t-on, les crimes et les délits auxquels sont attachées des peines organisées ne laissent jamais indifférents les organes chargés de les réprimer. Que la ville soit grande ou petite, que la société soit dense ou non, les magistrats ne laissent pas impunis le criminel ni le délinquant. Il semblerait donc que l’affaiblissement spécial dont nous venons d’indiquer la cause dût se localiser dans cette partie de la conscience collective qui ne détermine que des réactions diffuses, sans pouvoir s’étendre au delà. Mais, en réalité, cette localisation est impossible, car ces deux régions sont si étroitement solidaires que l’une ne peut être atteinte sans que l’autre s’en ressente. Les actes que les mœurs sont seules à réprimer ne sont pas d’une autre nature que ceux que la loi châtie ; ils sont seulement moins graves. Si donc il en est parmi eux qui perdent toute gravité, la graduation correspondante des autres est troublée du même coup ; ils baissent d’un degré ou de plusieurs et paraissent moins révoltants. Quand on n’est plus du tout sensible aux petites fautes, on l’est moins aux grandes. Quand on n’attache plus une grande importance à la simple négligence des pratiques religieuses, on ne s’indigne plus autant contre les blasphèmes ou les sacrilèges. Quand on a pris l’habitude de tolérer complaisamment les unions libres, l’adultère scandalise moins. Quand les sentiments les plus faibles perdent de leur énergie, les sentiments plus forts,

  1. À cette cause fondamentale il faut ajouter l’influence contagieuse des grandes villes sur les petites, et des petites sur les campagnes. Mais cette influence n’est que secondaire, et, d’ailleurs, ne prend d’importance que dans la mesure où la densité sociale s’accroît.