Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/36

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intérêt. Il faut tenir compte de tant de circonstances et de conditions diverses, il faut avoir des choses une notion si parfaitement adéquate, qu’en pareille matière la certitude est impossible. Quelque parti qu’on prenne, on sent bien que la résolution à laquelle on s’arrête garde quelque chose de conjectural, qu’une large place reste ouverte aux risques. Mais l’évidence est encore bien plus difficile à obtenir quand c’est l’intérêt, non d’un individu, mais d’une société qui est en jeu ; car il ne suffit plus d’apercevoir les conséquences relativement proches que peut produire une action dans notre petit milieu personnel, mais il faut mesurer les contre-coups qui peuvent en résulter dans toutes les directions de l’organisme social. Pour cela, des facultés de prévision et de combinaison sont nécessaires, que la moyenne des hommes est loin de posséder. Si même on examine celles de ces règles dont l’utilité sociale est le mieux démontrée, on observe que les services qu’elles rendent ne pouvaient pas être connus à l’avance. Ainsi, la statistique a récemment démontré que la vie domestique est un puissant préservatif contre la tendance au suicide et au crime ; est-il admissible que la constitution de la famille ait été déterminée par une connaissance anticipée de ces bienfaisants résultats ?

Il est donc bien certain que les commandements de la morale, pour peu qu’ils soient complexes, n’ont pas eu primitivement pour fin l’intérêt de la société. Des aspirations esthétiques, religieuses, des passions de toute sorte, mais sans objectif utilitaire, ont pu également leur donner naissance. Sans doute, une fois qu’ils existent, une sélection s’établit entre eux. Ceux qui gênent sensiblement la vie collective sont éliminés ; car autrement, la société où ils se produisent ne pourrait pas durer et, de toute manière, ils disparaîtraient avec elle. Mais beaucoup doivent nécessairement persister, quoiqu’ils ne soient pas directement utiles, maintenus qu’ils sont par les causes qui les ont suscités. Car la sélection naturelle est, en définitive, une méthode de perfectionnement assez grossière. Elle