Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/427

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l’action gouvernementale aura-t-elle pour objet de maintenir entre les professions une certaine uniformité morale, d’empêcher que « les affections sociales, graduellement concentrées entre les individus de même profession, y deviennent de plus en plus étrangères aux autres classes, faute d’une suffisante analogie de mœurs et de pensées[1] » ? Mais cette uniformité ne peut pas être maintenue de force et en dépit de la nature des choses. La diversité fonctionnelle entraîne une diversité morale que rien ne saurait prévenir, et il est inévitable que l’une s’accroisse en même temps que l’autre. Nous savons d’ailleurs pour quelles raisons ces deux phénomènes se développent parallèlement. Les sentiments collectifs deviennent donc de plus en plus impuissants à contenir les tendances centrifuges qu’est censée engendrer la division du travail ; car, d’une part, ces tendances augmentent à mesure que le travail se divise davantage et, en même temps, les sentiments collectifs eux-mêmes s’affaiblissent.

Pour la même raison, la philosophie devient de plus en plus incapable d’assurer l’unité de la science. Tant qu’un même esprit pouvait cultiver à la fois les différentes sciences, il était possible d’acquérir la compétence nécessaire pour en reconstituer l’unité. Mais, à mesure qu’elles se spécialisent, ces grandes synthèses ne peuvent plus guère être autre chose que des généralisations prématurées, car il devient de plus en plus impossible à une intelligence humaine d’avoir une connaissance suffisamment exacte de cette multitude innombrable de phénomènes, de lois, d’hypothèses qu’elles doivent résumer. « Il serait intéressant de se demander, dit justement M. Ribot, ce que la philosophie, comme conception générale du monde, pourra être un jour quand les sciences particulières, par suite de leur complexité croissante, deviendront inabordables dans le détail et que les philosophes en seront réduits à la connaissance des résultats les plus généraux, nécessairement superficielle[2]. »

  1. Cours de philos. posit., IV, 429.
  2. Psychologie allemande, Introduction, p. xxvii.