Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/439

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générale. Sans doute, il est bon que le travailleur soit en état de s’intéresser aux choses de l’art, de la littérature, etc. ; mais il n’en reste pas moins mauvais qu’il ait été tout le jour traité comme une machine. Qui ne voit d’ailleurs que ces deux existences sont trop opposées pour être conciliables et pouvoir être menées de front par le même homme ! Si l’on prend l’habitude des vastes horizons, des vues d’ensemble, des belles généralités, on ne se laisse plus confiner sans impatience dans les limites étroites d’une tâche spéciale. Un tel remède ne rendrait donc la spécialisation inoffensive qu’en la rendant intolérable et, par conséquent, plus ou moins impossible.

Ce qui lève la contradiction, c’est que, contrairement à ce qu’on a dit, la division du travail ne produit pas ces conséquences en vertu d’une nécessité de sa nature, mais seulement dans des circonstances exceptionnelles et anormales. Pour qu’elle puisse se développer sans avoir sur la conscience humaine une aussi désastreuse influence, il n’est pas nécessaire de la tempérer par son contraire ; il faut et il suffit qu’elle soit elle-même, que rien ne vienne du dehors la dénaturer. Car, normalement, le jeu de chaque fonction spéciale exige que l’individu ne s’y enferme pas étroitement, mais se tienne en rapports constants avec les fonctions voisines, prenne conscience de leurs besoins, des changements qui y surviennent, etc. La division du travail suppose que le travailleur, bien loin de rester courbé sur sa tâche, ne perd pas de vue ses collaborateurs immédiats, agit sur eux et reçoit leur action. Ce n’est donc pas une machine qui répète des mouvements dont il n’aperçoit pas la direction ; mais il sait qu’ils tendent quelque part, vers un but qu’il conçoit plus ou moins distinctement. Il sent qu’il sert à quelque chose. Pour cela, il n’est pas nécessaire qu’il embrasse de bien vastes portions de l’horizon social ; il suffit qu’il en aperçoive assez pour comprendre que ses actions ont une fin en dehors d’elles-mêmes. Dés lors, si spéciale, si uniforme que puisse être son activité, c’est celle d’un être intelligent, car elle a un sens et il le sait.