Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/471

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social. Sans doute, la société ne peut exister si les parties n’en sont solidaires ; mais la solidarité n’est qu’une de ses conditions d’existence. Il en est bien d’autres qui ne sont pas moins nécessaires et qui ne sont pas morales. De plus, il peut se faire que, dans ce réseau de liens qui constituent la morale, il y en ait qui ne soient pas utiles ou qui aient une force sans rapport avec leur degré d’utilité. L’idée d’utile n’entre donc pas comme élément essentiel dans notre définition.

Quant à ce qu’on appelle la morale individuelle, si l’on entend par là un ensemble de devoirs dont l’individu serait à la fois le sujet et l’objet, qui ne le relieraient qu’à lui-même et qui, par conséquent, subsisteraient alors même qu’il serait seul, c’est une conception abstraite qui ne correspond à rien dans la réalité. La morale, à tous ses degrés, ne s’est jamais rencontrée que dans l’état de société, n’a jamais varié qu’en fonction de conditions sociales. C’est donc sortir des faits et entrer dans le domaine des hypothèses gratuites et des imaginations invérifiables que de se demander ce qu’elle pourrait devenir si les sociétés n’existaient pas. Les devoirs de l’individu envers lui-même sont, en réalité, des devoirs envers la société ; ils correspondent à certains sentiments collectifs qu’il n’est pas plus permis d’offenser, quand l’offensé et l’offenseur sont une seule et même personne, que quand ils sont deux êtres distincts. Aujourd’hui, par exemple, il y a dans toutes les consciences saines un très vif sentiment de respect pour la dignité humaine, auquel nous sommes tenus de conformer notre conduite tant dans nos relations avec nous-même que dans nos rapports avec autrui ; et c’est même là tout l’essentiel de la morale qu’on appelle individuelle. Tout acte qui y contrevient est blâmé, alors même que l’agent et le patient du délit ne font qu’un. Voilà pourquoi, suivant la formule kantienne, nous devons respecter la personnalité humaine partout où elle se rencontre, c’est-à-dire chez nous comme chez nos semblables. C’est que le sentiment dont elle est l’objet n’est pas moins froissé dans un cas que dans l’autre.