Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/481

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sentons, que trop combien c’est une œuvre laborieuse que d’édifier cette société où chaque individu aura la place qu’il mérite, sera récompensé comme il le mérite, où tout le monde, par suite, concourra spontanément au bien de tous et de chacun. De même, une morale n’est pas au-dessus d’une autre parce qu’elle commande d’une manière plus sèche et plus autoritaire, parce qu’elle est plus soustraite à la réflexion. Sans doute, il faut qu’elle nous attache à autre chose que nous-même ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle nous enchaîne jusqu’à nous immobiliser.

On a dit avec raison[1] que la morale — et par là il faut entendre, non seulement les doctrines, mais les mœurs — traversait une crise redoutable. Ce qui précède peut nous aider à comprendre la nature et les causes de cet état maladif. Des changements profonds se sont produits, et en très peu de temps, dans la structure de nos sociétés ; elles se sont affranchies du type segmentaire avec une rapidité et dans des proportions dont on ne trouve pas un autre exemple dans l’histoire. Par suite, la morale qui correspond à ce type social a régressé, mais sans que l’autre se développât assez vite pour remplir le terrain que la première laissait vide dans nos consciences. Notre foi s’est troublée ; la tradition a perdu de son empire ; le jugement individuel s’est émancipé du jugement collectif. Mais, d’un autre côté, les fonctions qui se sont dissociées au cours de la tourmente n’ont pas eu le temps de s’ajuster les unes aux autres, la vie nouvelle qui s’est dégagée comme tout d’un coup n’a pas pu s’organiser complètement, et surtout ne s’est pas organisée de façon à satisfaire le besoin de justice qui s’est éveillé plus ardent dans nos cœurs. S’il en est ainsi, le remède au mal n’est pas de chercher à ressusciter quand même des traditions et des pratiques qui, ne répondant plus aux conditions présentes de l’état social, ne pourraient vivre que d’une vie artificielle et apparente. Ce

  1. V. Beaussire, Les Principes de la morale, Introduction.