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LE SUICIDE

le protestantisme n’y produit pas les mêmes effets que sur le continent, c’est que la société religieuse y est bien plus fortement constituée et, par là, se rapproche de l'Église catholique.

Mais voici une preuve confirmative d’une plus grande généralité.

Le goût du libre examen ne peut pas s’éveiller sans être accompagné du goût de l’instruction. La science, en effet, est le seul moyen dont la libre réflexion dispose pour arriver à ses fins. Quand les croyances ou les pratiques irraisonnées ont perdu leur autorité, il faut bien, pour en trouver d’autres, faire appel à la conscience éclairée dont te science n’est que la forme la plus haute. Au fond, ces deux penchants n’en font qu’un et ils résultent de la même cause. En général, les hommes n’aspirent à s’instruire que dans la mesure où ils sont affranchis du joug de la tradition ; car tant que celle-ci est maîtresse des intelligences, elle suffît à tout et ne tolère pas facilement de puissance rivale. Mais inversement, on recherche la lumière dès que la coutume obscure ne répond plus aux nécessités nouvelles. Voilà pourquoi la philosophie, cette forme première et synthétique de la science, apparaît dès que la religion a perdu de son empire, mais à ce moment-là seulement ; et on la voit ensuite donner progressivement naissance à la multitude des sciences particulières, à mesure que le besoin qui l’a suscitée va lui-même en se développant. Si donc nous ne nous sommes pas mépris, si l’affaiblissement progressif des préjugés collectifs et coutumiers incline au suicide et si c’est de là que vient la prédisposition spéciale du protestantisme, on doit pouvoir constater les deux faits suivants : 1° le goût de l’instruction doit être plus vif chez les protestants que chez les catholiques ; 2° en tant qu’il dénote un ébranlement des croyances communes, il doit, d’une manière générale, varier comme le suicide. Les faits confirment-ils cette double hypothèse ?

Si l’on rapproche la France catholique de la protestante Allemagne par les sommets seulement, c’est-à-dire, si l’on compare uniquement les classes les plus élevées des deux nations, il