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LE SUICIDE.

Dirons-nous qu’il n’y a suicide que si l’acte d’où la mort résulte a été accompli par la victime en vue de ce résultat ? Que celui-là seul se tue véritablement qui a voulu se tuer et que le suicide est un homicide intentionnel de soi-même ? Mais d’abord, ce serait définir le suicide par un caractère qui, quels qu’en puissent être l’intérêt et l’importance, aurait, tout au moins, le tort de n’être pas facilement reconnaissable parce qu’il n’est pas facile à observer. Comment savoir quel mobile a déterminé l’agent et si, quand il a pris sa résolution, c’est la mort même qu’il voulait ou s’il avait quelque autre but ? L’intention est chose trop intime pour pouvoir être atteinte du dehors autrement que par de grossières approximations. Elle se dérobe même à l’observation intérieure. Que de fois nous nous méprenons sur les raisons véritables qui nous font agir ! Sans cesse, nous expliquons par des passions généreuses ou des considérations élevées des démarches que nous ont inspirées de petits sentiments ou une aveugle routine.

D’ailleurs, d’une manière générale, un acte ne peut être défini par la fin que poursuit l’agent, car un même système de mouvements, sans changer de nature, peut être ajusté à trop de fins différentes. Et en effet, s’il n’y avait suicide que là où il y a intention de se tuer, il faudrait refuser cette dénomination à des faits qui, malgré des dissemblances apparentes, sont, au fond, identiques à ceux que tout le monde appelle ainsi, et qu’on ne peut appeler autrement à moins de laisser le terme sans emploi. Le soldat qui court au devant d’une mort certaine pour sauver son régiment ne veut pas mourir, et pourtant n’est-il pas l’auteur de sa propre mort au même titre que l’industriel ou le commerçant qui se tuent pour échapper aux hontes de la faillite ? On en peut dire autant du martyr qui meurt pour sa foi, de la mère qui se sacrifie pour son enfant, etc. Que la mort soit simplement acceptée comme une condition regrettable, mais inévitable, du but où l’on tend, ou bien qu’elle soit expressément voulue et recherchée pour elle-même, le sujet, dans un cas comme dans l’autre, renonce à l’existence, et les différentes manières d’y renoncer ne peuvent être que des variétés d’une