Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/248

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en rapport avec l’intensité de nos efforts et qui puisse les justifier à nos yeux. En fait, quoique l’enfant soit naturellement égoïste, qu’il n’éprouve pas le moindre besoin de se survivre, et que le vieillard, à cet égard comme à tant d’autres, soit très souvent un enfant, l’un et l’autre ne laissent pas de tenir à l'existence autant et même plus que l’adulte ; nous avons vu, en effet, que le suicide est très rare pendant les quinze premières années et qu’il tend à décroître pendant l'extrême période de la vie. Il en est de même de l’animal dont la constitution psychologique ne diffère pourtant qu’en degrés de celle de l’homme. Il est donc faux que la vie ne soit jamais possible qu’à condition d’avoir en dehors d’elle-même sa raison d’être.

Et en effet, il y a tout un ordre de fonctions qui n’intéressent que l'individu ; ce sont celles qui sont nécessaires à l’entretien de la vie physique. Puisqu’elles sont faites uniquement pour ce but, elles sont tout ce qu’elles doivent être quand il est atteint. Par conséquent, dans tout ce qui les concerne, l’homme peut agir raisonnablement sans avoir à se proposer de fins qui le dépassent. Elles servent à quelque chose par cela seul qu’elles lui servent. C’est pourquoi, dans la mesure où il n’a pas d’autres besoins, il se suffit à lui-même et peut vivre heureux sans avoir d’autre objectif que de vivre. Seulement, ce n’est pas le cas du civilisé qui est parvenu à l'âge adulte. Chez lui, il y a une multitude d’idées, de sentiments, de pratiques qui sont sans aucun rapport avec les nécessités organiques. L’art, la morale, la religion, la foi politique, la science elle-même n’ont pas pour rôle de réparer l’usure des organes ni d’en entretenir le bon fonctionnement. Ce n’est pas sur les sollicitations du milieu cosmique que toute cette vie supra-physique s’est éveillée et développée, mais sur celle du milieu social. C’est l’action de la société qui a suscité on nous ces sentiments de sympathie et de solidarité qui nous inclinent vers autrui ; c’est elle qui, nous façonnant à son image, nous a pénétrés de ces croyances religieuses, politiques, morales qui gouvernent notre conduite ; c’est pour pouvoir jouer notre rôle social que nous avons travaillé à étendre notre intelligence et c’est encore la société qui, en nous transmettant la