Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/247

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donc nous n’avons pas d’autre objectif que nous-mêmes, nous ne pouvons pas échapper à cette idée que nos efforts sont finalement destinés à se perdre dans le néant, puisque nous y devons rentrer. Mais l’anéantissement nous fait horreur. Dans ces conditions, on ne saurait avoir de courage à vivre, c’est-à-dire à agir et à lutter, puisque, de toute cette peine qu’on se donne, il ne doit rien rester. En un mot, l’état d’égoïsme serait en contradiction avec la nature humaine, et, par suite, trop précaire pour avoir des chances de durer.

Mais, sous cette forme absolue, la proposition est très contestable. Si, vraiment, lidée qua iiotre^re doit finir nous était tellement odieuse, nous ne pourrions consentir à vivre qu’à condition de nous aveugler nous-mêmes et de parti pris sur la valeur de la vîe. Car s’il est possible de nous masquer, dans une certaine mesure, la vue du néant, nous ne pouvons pas l’empêcher d’être ; quoique nous fassions, il est inévitable. Nous pouvons bien reculer la limite de quelques générations, faire en sorte que notre nom dure quelques années ou quelques siècles de plus que notre corps; un moment vient toujours, très tôt pour le commun des hommes, où il n’en restera plus rien. Car les groupes auxquels nous nous attachons ainsi afin de pouvoir, par leur intermédiaire, prolonger notre existence, sont eux-mêmes mortels ; ils sont, eux aussi, destines à se dissoudre, emportant avec eux tout ce que nous y aurons mis de nous- mêmes. Ils sont infiniment rares ceux dont le souvenir est assez étroitement lié à l’histoire même de l’humanité pour être assuré de durer autant qu’elle. Si donc nous avions réellement une telle soif d’immortalité, ce ne sont pas des perspectives aussi courtes qui pourraient jama:is servir à l’apaiser. D’ailleurs, qu’est-ce qui subsiste ainsi dé nous? Un mot, un son, une trace imperceptible et, le plus souvent, anonyme (*), rien, par conséquent qui soit

(1) Nous ne parlons pas du prolongement idéal d’existence qu’apporte avec elle la croyance à l'îmmortalité de l’âme, car 1<* ce n’est pas là ce qui peut expliquer pourquoi la famille ou l’attachement à la société politique nous préservent du suicide ; 2° ce n’est même pas cette croyance qui fait l’influence prophylactique de la religion ; nous l’avons montré plus haut.