Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/299

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LE SUICIDE ANOMIQUE. 277 classe qu’à litre exceptionnel et surérogatoire, finit par appa- raître comme rigoureusement nécessaire et de stricte équité. Sous cette pression, chacun, dans sa sphère, se rend vague- ment compte du point extrême jusqu’où peuvent aller ses ambi- tions et n’aspire à rien au delà. Si, du moins, il est respectueux de la règle et docile à l’autorité collective, c’est-à-dire s’il a une saine constitution morale, il sent qu’il n’est pas bien d’exiger davantage. Un but et un terme sont ainsi marqués aux pas- sions. Sans doute, cette détermination n’a rien de rigide ni d’absolu. L’idéal économique assigné à chaque catégorie de ci- toyens, est compris lui-même entre de certaines limites à l’inté- rieur desquelles les désirs peuvent se mouvoir avec liberté. Mais il n’est pas illimité. C’est cette limitation relative et la mo- dération qui en résulte qui font les hommes contents de leur sort tout en les stimulant avec mesure à le rendre meilleur; et c’est ce contentement moyen qui donne naissance à ce sentiment de joie calme et active, à ce plaisir d’être et de vivre qui, pour les sociétés comme pour les individus, est la caractéristique de la 3anté. Chacun, du moins en général, est alors en harmonie avec sa condition et ne désire que ce qu’il peut légitimement espérer comme prix normal de son activité. D’ailleurs, l’homme n’est pas pour cela condamné à une sorte d’immobilité. II peut cher- cher à embellir son existence ; mais les tentatives qu’il fait dans ce sens peuvent ne pas réussir sans le laisser désespéré. Car, comme il aime ce qu’il a et ne met pas toute sa passion à recher- cher ce qu’il n’a pas, les nouveautés auxquelles il lui arrive d’aspirer peuvent manquer à ses désirs et à ses espérances sans que tout lui manque à la fois. L’essentiel lui reste. L’équilibre de son bonheur est stable parce qu’il est défini et il ne suffit pas de quelques mécomptes pour le bouleverser. Toutefois, il ne servirait à rien que chacun considérât comme juste la hiérarchie des fonctions telle qu’elle est dressée par l’o- pinion, si, en même temps, on ne considérait comme également juste la façon dont ces fonctions se recrutent. Le travailleur n’est pas en harmonie avec sa situation sociale, s’il n’est pas convaincu qu’il a bien celle qu’il doit avoir. S’il se croit fondé à en occuper