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322 LE SUICIDE. choquer douloureusement. Qu’elle soit progressive ou régres- sive, Tanomie, en affranchissant les besoins de la mesure qui convient, ouvre la porte aux illusions et, par suite, aux décep- tions. Un homme qui est brusquement rejeté au-dessous de la condition à laquelle il était accoutumé, ne peut pas ne pas s’exas- pérer en sentant lui échapper une situation dont il se croyait maître, et son exaspération se tourne naturellement contre la cause, quelle qu’elle soit, réelle ou imaginaire, à laquelle il at- tribue sa ruine. S’il se reconnaît lui-même comme l’auteur res- ponsable de la catastrophe, c’est à lui qu’il en voudra; sinon ce sera à autrui. Dans le premier cas, il n’y aura que suicide; dans le second, le suicide pourra être précédé d’un homicide ou de quelque autre manifestation violente. Mais le sentiment est le même dans les deux cas ; seul le point d’apphcation varie. C’est toujours dans un accès de colère que le sujet se frappe, qu’il ait ou non frappé antérieurement quelqu’un de ses sem- blables. Ce bouleversement de toutes ses habitudes produit chez lui un état de surexcitation aiguë qui tend nécessairement à se soulager par des actes destructifs. L’objet sur lequel se dé- chargent les forces passionnelles qui sont ainsi soulevées est, en somme, secondaire. C’est le hasard des circonstances qui détermine le sens dans lequel elles se dirigent.

n’en est pas autrement toutes les fois que, loin de déchoir 

au-dessous de lui-même, l’individu est entraîné, au contraire, mais sans règle et sans mesure, à se dépasser perpétuellement soi-même. Tantôt, en effet, il manque le but qu’il se croyait capable d’atteindre, mais qui, en réalité, excédait ses forces ; c’est le suicide des incompris, si fréquent aux époques où il n’y a plus de classement reconnu. Tantôt, après avoir réussi pendant un temps à satisfaire tous ses désirs et son goût du changement, il vient se heurter tout à coup à une résistance qu’il ne peut vaincre, et il se défait avec impatience d’une existence où il se trouve désormais à Tétroit. C’est le cas de Werther, ce cœur turbulent, comme il s’appelle lui-même, épris d’infini, qui se tue pour un amour contrarié, et de tous ces artistes qui, après avoir été comblés de succès, se suicident pour un coup de sifflet en-