Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/369

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

L ELEMENT SOCIAL DU SUICIDE. 347 Sans doute, s’il ne s’agissait que de faire comprendre com- ment, d’une manière générale, une idée ou un sentiment passe d’une génération à l’autre, comment le souvenir ne s’en perd pas, cette explication pourrait, à la rigueur, être regardée comme suffisante (*). Mais la transmission de faits comme le suicide et, plus généralement, comme les actes de toute sorte sur lesquels nous renseigne la statistique morale, présente un caractère très particulier dont on ne peut pas rendre compte à si peu de frais. Elle porte, en effet, non pas seulement en gros sur une certaine manière de faire, meus sur le nombre des cas où cette manière de faire est employée. Non seulement il y a des suicides chaque année, mais, en règle générale, il y en a chaque année autant que la précédente. L’état d’esprit qui dé- termine les hommes à se tuer n’est pas transmis purement et simplement, mais, ce qui est beaucoup plus remarquable, il est transmis à un égal nombre de sujets placés tous dans les con- ditions nécessaires pour qu’il passe à l’acte. Comment est-ce possible s’il n’y a que des individus en présence? En lui-même, le nombre ne peut être l’objet d’aucune transmission directe. La population d’aujourd’hui n’a pas appris de celle d’hier quel est le montant de l’impôt qu’elle doit payer au suicide; et pourtant, c’est exactement le même qu’elle acquittera, si les circonstances ne changent pas. (1) Xous disons à la rigueur, car ce qui! y a d’essentiel dans le problème ne saurait être résolu de cette manière. En effet, ce qui importe si Ton veut expliquer cette continuité, c’est de faire voir, nooi pas simplement comment les pratiques usitées à une période ne s’oublient pas à la période qui suit, mais comment elles gardent leur autorité et continuent à fonctionner. De ce que les générations nouvelles peuvent savoir par des transmissions purement inter-individuelles ce que faisaient leurs aînées, il ne suit pas qu’elles soient nécessitées à agir de même. Qu’est-ce donc qui les y oblige ? Le respect de la coutume, l’autorité des anciens? Mais alors la cause de la continuité, ce ne sont plus les individus qui servent de véhicules aux idées ou aux prati- ques, c’est cet état d’esprit éminemment collectif qui fait que, chez tel peu- ple, les ancêtres sont Tobjet d’un respect particulier. Et cet état d’esprit s’im- pose aux individus. Même, tout comme la tendance au suicide, il a pour une même société une intensité définie selon le degré de laquelle les individus se conforment plus ou moins à la tradition.