Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/404

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382 LK SUICIDE. tout autre objectif. A Torigine, la société est tout, l’individu n’est rien. Par suite, les sentiments sociaux les plus intenses sont ceux qui attachent l’individu à la collectivité : elle est à elle-même sa propre fin. L’homme n’est considéré que comme un instrument entre ses mains; c’est d’elle qu’il paraît tenir tous ses droits et il n’a pas de prérogative contre elle parce qu il n’y a rien au-dessus d’elle. Mais, peu à peu, les choses chan- gent. A mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses et plus denses, elles deviennent plus complexes, le travail se divise, les différences individuelles se multiplient (*), et l’on voit approcher le moment où il n’y aura plus rien de commun entre tous les membres d’un même groupe humain, si ce n’est que ce sont tous des hommes. Dans ces conditions, il est inévitable que la sensibilité collective s’attache de toutes ses forces à cet unique objet qui lui reste et qu’elle lui communique par cela même une valeur incomparable. Puisque la personne humaine est la seule chose qui touche unanimement tous les cœurs, puisque sa glo- rification est le seul but qui puisse être collectivement poursuivi, elle ne peut pas ne pas acquérir à tous les yeux une importance exceptionnelle. Elle s’élève ainsi bien au-dessus de toutes les fins humaines et prend un caractère religieux. Ce culte de l’homme est donc tout autre chose que cet indi- vidualisme égoïste dont il a été précédemment parlé et qui conduit au suicide. Loin de détacher les individus de la société et de tout but qui les dépasse, il les unit dans une même pensée et en fait les serviteurs d’une même œuvre. Car l’homme qui est ainsi proposé à l’amour et au respect collectifs n’est pas l’individu sensible, empirique, qu’est chacun de nous; c’est l’homme en général, l’humanité idéale, telle que la conçoit chaque peuple à chaque moment de son histoire. Or, nul de nous ne l’incarne complètement, si nul de nous n’y est totale- ment étranger. 11 s’agit donc, non de concentrer chaque sujet particuher sur lui-même et sur ses intérêts propres, mais de le subordonner aux intérêts généraux du genre humain. Une telle (l) V. notre Dirision du travail ttocial, liv. IL