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LE SUICIDE.

II.


La tendance au suicide étant, par nature, spéciale et définie, si elle constitue une variété de la folie, ce ne peut être qu’une folie partielle et limitée à un seul acte. Pour qu’elle puisse caractériser un délire, il faut qu’il porte uniquement sur ce seul objet ; car s’il en avait de multiples, il n’y aurait pas de raison pour le définir par l’un d’eux plutôt que par les autres. Dans la terminologie traditionnelle de la pathologie mentale, on appelle monomanies ces délires restreints. Le monomane est un malade dont la conscience est parfaitement saine, sauf en un point ; il ne présente qu’une tare et nettement localisée. Par exemple, il a par moments une envie irraisonnée et absurde de boire ou de voler ou d’injurier ; mais tous ses autres actes comme toutes ses autres pensées sont d’une rigoureuse correction. Si donc il y a une folie-suicide, elle ne peut être qu’une monomanie et c’est bien ainsi qu’on l’a le plus souvent qualifiée[1].

Inversement, on s’explique que, si l’on admet ce genre particulier de maladies appelées monomanies, on ait été facilement induit à y faire rentrer le suicide. Ce qui caractérise, en effet, ces sortes d’affections, d’après la définition même que nous venons de rappeler, c’est qu’elles n’impliquent pas de troubles essentiel dans le fonctionnement intellectuel. Le fond de la vie mentale est le même chez le monomane et chez l’homme sain d’esprit ; seulement, chez le premier, un état psychique déterminé se détache de ce fond commun par un relief exceptionnel. La monomanie, en effet, c’est simplement, dans l’ordre des tendances, une passion exagérée et, dans l’ordre des représentations, une idée fausse, mais d’une telle intensité qu’elle obsède l’esprit et lui enlève toute liberté. Par exemple, de

  1. V. Brierre de Boismont, p. 140.