Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/446

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42i LE SUICIDE. entièrement. C’est seulement quand ces sentiments acquièrent une force exceptionnelle qu’ils absorbent assez l’attention publi- que pour pouvoir être aperçus dans leur ensemble, coordonnés et systématisés, et qu’ils deviennent alors la base de doctrines complèles de la vie. En fait, à Rome et en Grèce, c’est quand la société se sentit gravement atteinte qu’apparurent les théories décourageantes d’Epicure et de Zenon. La formation de ces grands systèmes est donc l’indice que le courant pessimiste est parvenu à un degré d’intensité anormal, dû à quelque perturbation de l’organisme social. Or, on sait comme ils se sont multipliés de nos jours. Pour se faire une juste idée de leur nombre et de leur importance, il ne suffit pas de considérer les philosophies qui ont officiellement ce caractère, comme celles de Schopenhauer, de Hartmann, etc. Il faut encore tenir compte de toutes celles qui, sous des noms différents, procèdent du même esprit. L’a- narchiste, l’esthète, le mystique , le socialiste révolutionnaire, s’ils ne désespèrent pas de l’avenir, s’entendent du moins avec le pessimiste dans un même sentiment de haine ou de dégoût pour ce qui est, dans un même besoin de détruire le réel ou d’y échapper. La mélancolie collective n’aurait pas à ce point envahi la conscience si elle n’avait pas pris un développement morbide, et, par conséquent, le développement du suicide, qui en résulte, est de même nature (i). Toutes les preuves se réunissent donc pour nous faire regarder rénorme accroissement qui s’est produit depuis un siècle dans le nombre des morts volontaires comme un phénomène patholo- gique qui devient tous les jours plus menaçant. A quels moyens recourir pour le conjurer? (1) Cet argument est exposé à une objection. Le Bouddhisme, le Jaïnisme sont des doctrines systématiquement pessimistes de la vie ; faut-il y voir l’in- dice d’un état morbide des peuples qui les ont pratiquées ? Nous les connais- sons trop mal pour oser trancher la question. Qu’on ne considère notre rai- sonnement que comme s’appliquant aux peuples européens et même aux so- ciétés du type de la cité. Dans ces limites, nous le croyons difficilement discutable. Il reste possible ({ue l’esprit de renoncement propre à certaines autres sociétés puisse, sans anomalie, se formuler en système.