Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/293

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la forme concrète d’êtres définis et personnels. Les faits ne confirment pas cette présomption. Nous venons de décrire un ensemble, systématiquement lié, de croyances religieuses que nous sommes fondé à considérer comme très primitif, et cependant nous n’y avons pas rencontré de personnalités de ce genre. Le culte proprement totémique ne s’adresse ni à tels animaux ni à telles plantes déterminées, ni même à une espèce végétale ou animale, mais à une sorte de vague puissance, dispersée à travers les choses[1]. Même dans les religions plus élevées qui sont sorties du totémisme, comme celles qu’on voit apparaître chez les Indiens de l’Amérique du Nord, cette idée, loin de s’effacer, devient plus consciente d’elle-même ; elle s’énonce avec une netteté qu’elle n’avait pas auparavant, en même temps qu’elle parvient à une généralité plus haute. C’est elle qui domine tout le système religieux.

Telle est la matière première avec laquelle ont été construits les êtres de toute sorte que les religions de tous les temps ont consacrés et adorés. Les esprits, les démons, les génies, les dieux de tout degré ne sont que les formes concrètes qu’a prises cette énergie, cette « potentialité » comme l’appelle Howitt[2], en s’individualisant, en se fixant sur tel objet déterminé ou sur tel point de l’espace, en se concentrant autour d’un être idéal et légendaire, mais conçu comme réel par l’imagination populaire. Un Dakota, interrogé par Miss Fletcher, exprimait dans un langage plein de relief cette consubstantialité essentielle de toutes les choses sacrées. « Tout ce qui se meut s’arrête ici ou là, à un moment ou à un autre. L’oiseau qui vole s’arrête à un endroit pour faire son nid, à un autre pour se reposer de son vol. L’homme qui marche s’arrête quand il lui plaît. Il

  1. Sans doute, nous verrons plus loin (même livre, chap. VIII et IX) que le totémisme n’est pas étranger à toute idée de personnalité mythique. Mais nous montrerons que ces conceptions sont le produit de formations secondaires : elles dérivent des croyances qui viennent d’être analysées, loin d’en être la base.
  2. Loc. cit., p. 38.