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impersonnelle est dans le sens et dans l’esprit du totémisme australien, puisqu’elle se constitue avec netteté dès qu’il n’y a pas de cause contraire qui s’y oppose. Il est vrai que l’arungquiltha est une force purement magique. Mais, entre les forces magiques et les forces religieuses, il n’y a pas de différence de nature[1] : elles sont même parfois désignées par un même nom : en Mélanésie, le magicien et ses sortilèges ont du mana tout comme les agents et les rites du culte régulier[2] ; le mot d’orenda, chez les Iroquois[3] est employé de la même manière. On peut donc légitimement inférer la nature des unes d’après celle des autres[4].

III

Le résultat auquel nous a conduit l’analyse précédente n’intéresse pas seulement l’histoire du totémisme, mais la genèse de la pensée religieuse en général.

Sous prétexte que l’homme, à l’origine, est dominé par les sens et les représentations sensibles, on a souvent soutenu qu’il avait commencé par se représenter le divin sous

  1. V. plus haut, p. 58. C’est, d’ailleurs, ce que reconnaissent implicitement Spencer et Gillen quand ils disent que l’arungquiltha est « une force surnaturelle ». Cf. Hubert et Mauss, Théorie générale de la magie, in Année sociol., VII, p. 119.
  2. Codrington, The Melanesians, p. 191 et suiv.
  3. Howitt, loc. cit., p. 38.
  4. On peut même se demander si tout concept analogue à celui de wakan ou de mana manque en Australie. Le mot de churinga ou de tjurunga, comme écrit Strehlow, a en effet, chez les Arunta, une signification très voisine. Ce terme, disent Spencer et Gillen, désigne « tout ce qui est secret ou sacré. Il s’applique aussi bien à un objet qu’à la qualité qu’il possède » (Nat. Tr., p. 648, s. v. Churinga). C’est presque la définition du mana. Il arrive même que Spencer et Gillen se servent de cette expression pour désigner le pouvoir, la force religieuse d’une manière générale. En décrivant une cérémonie chez les Kaitish, ils disent que l’officiant est « plein de churinga (full of churinga) », c’est-à-dire, continuent-ils, du « pouvoir magique qui émane des objets appelés churinga », Cependant, il ne semble pas que la notion de churinga soit constituée en Australie avec la netteté et la précision qu’a la notion de mana en Mélanésie, ou celle de wakan chez les Sioux.