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et dont l’impersonnalité est strictement comparable à celle des forces physiques dont les sciences de la nature étudient les manifestations. Quant aux choses sacrées particulières, elles ne sont que des formes individualisées de ce principe essentiel. Il n’est donc pas surprenant que, même dans les religions où il existe des divinités avérées, il y ait des rites qui possèdent une vertu efficace par eux-mêmes et indépendamment de toute intervention divine. C’est que cette force peut s’attacher aux paroles prononcées, aux gestes effectués, aussi bien qu’à des substances corporelles ; la voix, les mouvements peuvent lui servir de véhicule, et, par leur intermédiaire, elle peut produire les effets qui sont en elle, sans qu’aucun dieu ni aucun esprit lui prêtent leur concours. Même, qu’elle vienne à se concentrer éminemment dans un rite, et celui-ci deviendra, par elle, créateur de divinités[1]. Voilà aussi pourquoi il n’y a peut-être pas de personnalité divine qui ne garde quelque chose d’impersonnel. Ceux-là même qui se la représentent le plus clairement sous une forme concrète et sensible, la pensent, en même temps, comme un pouvoir abstrait qui ne peut se définir que par la nature de son efficacité, comme une force qui se déploie dans l’espace et qui est, au moins en partie, dans chacun de ses effets. C’est le pouvoir de produire la pluie ou le vent, la moisson ou la lumière du jour ; Zeus est dans chacune des gouttes de pluie qui tombent comme Cérès dans chacune des gerbes de la moisson[2]. Le plus souvent même, cette efficacité est si imparfaitement déterminée que le croyant ne peut en avoir qu’une notion très indécise. C’est, d’ailleurs, cette indécision qui a rendu possibles ces syncrétismes et ces dédoublements au cours desquels les dieux se sont fragmentés, démembrés, con-

  1. V. plus haut p. 48.
  2. Des expressions comme Ζεὺϛ ὓει, comme Ceres succiditur, montrent que cette conception survivait en Grèce comme à Rome. D’ailleurs, Usener, dans ses Götternamen, a bien montré que les dieux de la Grèce, comme ceux de Rome, étaient primitivement des forces impersonnelles qui ne se pensaient qu’en fonction de leurs attributions.