Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/577

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il arrive souvent qu’ils changent aussitôt de visage et de ton, prennent un air riant et causent le plus gaiement du monde[1]. Le deuil n’est pas un mouvement naturel de la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé par le groupe. On se lamente, non pas simplement parce qu’on est triste, mais parce qu’on est tenu de se lamenter. C’est une attitude rituelle qu’on est obligé d’adopter par respect pour l’usage, mais qui est, dans une large mesure, indépendante de l’état affectif des individus. Cette obligation est, d’aileurs, sanctionnée par des peines ou mythiques ou sociales. On croit, par exemple, que quand un parent ne porte pas le deuil comme il convient, l’âme du mort s’attache à ses pas et le tue[2]. Dans d’autres cas, la société ne s’en remet pas aux forces religieuses du soin de punir les négligents ; elle intervient elle-même et réprime les fautes rituelles. Si un gendre ne rend pas à son beau-père les devoirs funéraires qu’il lui doit, s’il ne se fait pas les incisions prescrites, ses beaux-pères tribaux lui reprennent sa femme et la donnent à un autre[3]. Aussi, pour se mettre en règle avec l’usage, force-t-on parfois les larmes à couler par des moyens artificiels[4].

D’où vient cette obligation ?

Ethnographes et sociologues se sont généralement contentés de la réponse que les indigènes eux-mêmes font à cette question. On dit que le mort veut être pleuré, qu’en lui refusant le tribut de regrets auxquels il a droit, on l’offense, et que le seul moyen de prévenir sa colère est de se conformer à ses volontés[5].

Mais cette explication mythologique ne fait que modifier les termes du problème, sans le résoudre ; car encore faudrait-il savoir pourquoi le mort réclame impérativement

  1. Eylmann, p. 238-239.
  2. North Tr., p. 507 ; Nat. Tr., p. 498.
  3. Nat. Tr., p. 500 ; Eylmann, p. 227.
  4. Brough Smyth, I, p. 114.
  5. Nat. Tr., p. 510.