Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/590

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Quand on étudie les rites piaculaires dans les religions plus avancées, ou les forces religieuses sont individualisées, ils paraissent être étroitement solidaires de conceptions anthropomorphiques. Si le fidèle s’impose des privations, se soumet à des sévices, c’est pour désarmer la malveillance qu’il prête à certains des êtres sacrés dont il croit dépendre. Pour apaiser leur haine ou leur colère, il va au-devant de leurs exigences ; il se frappe lui-même pour n’être pas frappé par eux. Il semble donc que ces pratiques n’ont pu prendre naissance qu’à partir du moment ou dieux et esprits furent conçus comme des personnes morales, capables de passions analogues à celles des humains. C’est pour cette raison que Robertson Smith crut pouvoir reporter à une date relativement récente les sacrifices expiatoires, tout comme les oblations sacrificielles. Suivant lui, les effusions de sang qui caractérisent ces rites auraient été d’abord de simples procédés de communion : l’homme aurait répandu son sang sur l’autel pour resserrer les liens qui l’unissaient à son dieu. Le rite n’aurait pris un caractère piaculaire et pénal que quand sa signification première fut oubliée et quand l’idée nouvelle qu’on se faisait des êtres sacrés permit de lui attribuer une autre fonction[1].

Mais, puisque l’on rencontre des rites piaculaires dès les sociétés australiennes, il est impossible de leur assigner une origine aussi tardive. D’ailleurs, tous ceux que nous venons d’observer, sauf un[2], sont indépendants de toute conception anthropomorphique : il n’y est question ni de dieux ni d’esprits. C’est par elles-mêmes et directement que les abstinences et les effusions de sang arrêtent les disettes et guérissent les maladies. Entre le rite et les effets qu’il est censé produire aucun être spirituel ne vient insérer son action. Les personnalités mythiques n’y sont donc

  1. The Religion of the Semites, lect. XI.
  2. C’est le cas des Dieri invoquant, d’après Gason, les Mura-Mura de l’eau, en temps de sécheresse.