Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/645

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de vivre d’une vie impersonnelle. Et il n’est pas douteux, en effet, que ce ne soit là un trait commun à toutes les formes supérieures de la pensée et de l’action. Seulement, ce que le kantisme n’explique pas, c’est d’où vient l’espèce de contradiction que l’homme se trouve ainsi réaliser. Pourquoi est-il contraint de se faire violence pour dépasser sa nature d’individu, et inversement, pourquoi la loi impersonnelle est-elle obligée de déchoir en s’incarnant dans des individus ? Dira-t-on qu’il existe deux mondes antagonistes auxquels nous participons également : le monde de la matière et des sens d’une part, le monde de la raison pure et impersonnelle de l’autre ? Mais c’est répéter la question dans des termes à peine différents ; car il s’agit précisément de savoir pourquoi il nous fait mener concurremment ces deux existences. Pourquoi ces deux mondes, qui semblent se contredire, ne restent-ils pas en dehors l’un de l’autre et qu’est-ce qui les nécessite à se pénétrer mutuellement en dépit de leur antagonisme ? La seule explication qui ait jamais été donnée de cette nécessité singulière est l’hypothèse de la chute, avec toutes les difficultés qu’elle implique et qu’il est inutile de rappeler ici. Au contraire, tout mystère disparaît du moment où l’on a reconnu que la raison impersonnelle n’est qu’un autre nom donné à la pensée collective. Car celle-ci n’est possible que par le groupement des individus ; elle les suppose donc et, à leur tour, ils la supposent parce qu’ils ne peuvent se maintenir qu’en se groupant. Le règne des fins et des vérités impersonnelles ne peut se réaliser que par le concours des volontés et des sensibilités particulières, et les raisons pour lesquelles celles-ci y participent sont les raisons mêmes pour lesquelles elles concourent. En un mot, il y a de l’impersonnel en nous parce qu’il y a du social en nous et, comme la vie sociale comprend à la fois des représentations et des pratiques, cette impersonnalité s’étend tout naturellement aux idées comme aux actes.

On s’étonnera peut-être de nous voir rapporter à la société