Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/92

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d’eux-mêmes. Aujourd’hui, on prouve couramment Dieu et l’immortalité de l’âme en faisant voir que ces croyances sont impliquées par les principes fondamentaux de la morale ; en réalité, elles ont une tout autre origine. L’histoire de la pensée religieuse pourrait fournir de nombreux exemples de ces justifications rétrospectives qui ne peuvent rien nous apprendre sur la façon dont se sont formées les idées ni sur les éléments dont elles sont composées.

Il est, d’ailleurs, probable que le primitif distingue entre ses rêves et qu’il ne les explique pas tous de la même manière... Dans nos sociétés européennes, les gens, nombreux encore, pour qui le sommeil est une sorte d’état magico-religieux, dans lequel l’esprit, allégé partiellement du corps, a une acuité de vision dont il ne jouit pas pendant la veille, ne vont pourtant pas jusqu’à considérer tous leurs rêves comme autant d’intuitions mystiques : tout au contraire, ils ne voient, avec tout le monde, dans la plupart de leurs songes que des états profanes, de vains jeux d’images, de simples hallucinations. On peut penser que le primitif a toujours fait des distinctions analogues. Codrington dit formellement des Mélanésiens qu’ils n’attribuent pas à des migrations d’âmes tous leurs rêves indistinctement, mais ceux-là seuls qui frappent vivement leur imagination[1] : il faut sans doute entendre par là ceux où le dormeur se croit en rapports avec des êtres religieux, génies bienfaisants ou malins, âmes des trépassés, etc. De même, les Dieri distinguent très nettement les rêves ordinaires et les visions nocturnes où se montrent à eux quelque ami ou quelque parent décédé. Ils donnent des noms différents à ces deux sortes d’états. Dans le premier, ils voient une simple fantaisie de leur imagination ; ils attribuent le second à l’action d’un esprit méchant[2]. Tous les faits que Howitt rapporte à titre d’exemples pour montrer comment

  1. The Melanesians, p. 249-250.
  2. Howitt, The Native Tribes of South-East Australia, p. 358 (d’après Gason).