Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/91

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nous aurons à parler, l’enfant n’est pas physiologiquement le produit de ses parents[1]. Cette paresse intellectuelle est nécessairement à son maximum chez le primitif. Cet être débile, qui a tant de mal à disputer sa vie contre toutes les forces qui l’assaillent, n’a pas de quoi faire du luxe en matière de spéculation. Il ne doit réfléchir que quand il y est incité. Or il est malaisé d’apercevoir ce qui peut l’avoir amené à faire du rêve le thème de ses méditations. Qu’est-ce que le rêve dans notre vie ? Combien il y tient peu de place, surtout à cause des très vagues impressions qu’il laisse dans la mémoire, de la rapidité même avec laquelle il s’efface du souvenir, et comme il est surprenant, par suite, qu’un homme d’une intelligence aussi rudimentaire ait dépensé tant d’efforts à en trouver l’explication ! Des deux existences qu’il mène successivement, l’existence diurne et l’existence nocturne, c’est la première qui devait l’intéresser le plus. N’est-il pas étrange que la seconde ait assez captivé son attention pour qu’il en ait fait la base de tout un système d’idées compliquées et appelées à avoir sur sa pensée et sur sa conduite une si profonde influence ?

Tout tend donc à prouver que la théorie animiste de l’âme, malgré le crédit dont elle jouit encore, doit être révisée. Sans doute, aujourd’hui, le primitif attribue lui-même ses rêves, ou certains d’entre eux, aux déplacements de son double. Mais ce n’est pas à dire que le rêve ait effectivement fourni des matériaux avec lesquels l’idée de double ou d’âme fût construite ; car elle peut avoir été appliquée, après coup, aux phénomènes du rêve, de l’extase et de la possession, sans, pourtant, en être dérivée. Il est fréquent qu’une idée, une fois constituée, soit employée à coordonner ou à éclairer, d’une lumière parfois plus apparente que réelle, des faits avec lesquels elle était primitivement sans rapports et qui ne pouvaient la suggérer

  1. V. Spencer et Gillen, The Native Tribes of Central Australia, p. 123-127 ; Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral Australien, II, p. 52 et suiv.