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JE SAIS TOUT

ceux qui ne le sont pas. Enfin, il faisait à autrui ce qu’il désirait qu’on lui fit. Il décochait au moindre peintre : « Ah, votre exposition ! quelle merveille ! » Le dernier roman de tout romancier qui l’abordait devenait, dans sa-bouche, un chef-d’œuvre impérissable. Il avait l’enthousiasme chaleureux et vague d’un qui n’a ni regardé le tableau, ni lu le livre. Il réservait sa sévérité à ses confrères. Les musiciens ne lui arrachaient qu’un : « Ah ! Ah ! » dont personne n’avâit jamais su dire s’il était de louange ou d’ironie : « M. Rocambeau… oui… j’ai entendu Votre dernière symphonie… Ah ! Ah ! » Et il se frottait les mains, avec cruauté. Il disait : Ah ! Ah ! mais il pensait : Oh ! Oh ! en général et bien rarement : Eh ! Eh ! quand il s’agissait d’une œuvre exquise. Dans ce cas, il réservait son approbation publique et la remettait à une date ultérieure. Il arrivait que le musicien mourait dans l’intervalle. Alors, il admirait sans réserve et il mettait même au service de l’œuvre d’un concurrent disparu un des plus prodigieux talents de virtuose qui eût existé. Il n’avait rien livré au public, depuis dix ans, pour ne pas être arraché à cette illusion qui était sa vie même et sa raison d’être. Un échec l’eût anéanti et nul succès humain n’eût correspondu à ses ambitions. Il préférait subsister de ses œuvres consacrées ; il croyait les reconnaître dans cet air que sifflait un gamin, sur ce piano aperçu par la fenêtre ouverte d’un rezde-chaussée, dans la sonnerie d’une horloge, dans les travaux des autres compositeurs, partout, enfin…

Mais, ce soir-là, il eut, chez les Carlingue, la sensation imprécise que quelque chose était changé et qu’il flottait dans l’air une odeur ennemie. Mme Carlingue le remit à sa fille, qui l’entraîna, et le fit asseoir dans un cercle de jeunesse. Immédiatement, une demoiselle lui mit sur les genoux un petit album et lui tendit un stylographe :

— Cher maître, un petit autographe, par charité ?

Lanourant s’inclina.

— Il y a beaucoup de musiciens dans votre album ? demanda-t-il.

— J’y ai collé une page de Rameau. Il n’y aura que Rameau et vous,.

— Rameau est immortel, confessa Lanourant. Vous n’avez pas mal choisi. Ce disant, il ouvrit l’album. Mais son nez se fronça, ce qui était, chez lui, l’indice d’une vive contrariété. Sur la dernière page s’étalaient, d’une encre fraîche, semblait-il, huit vers signés Fernand Bigalle, qu’accompagnaient cette mention : « Pour être mis en musique. » Lanourant émit le : « Ah ! Ah ! » qu’il réservait, d’habitude, aux seuls compositeurs et qui n’annonçait rien de bon. Sous la signature de Bigalle, en manière de réplique, il inscrivit donc, d’une grosse écriture carrée : « Le grand Rameau eût aimé mettre en musique un numéro de la Gazette de Hollande. » Et il signa. Puis, il referma l’album et, exaspéré par la seule vue d’une écriture antipathique, il se dirigea vers le piano, s’assit et préluda. Lës conversations s’éteignirent une à une, soufflées par des : « Chut ! Chut ! » discrets ou impérieux.

— Lanourant commence à jouer. Il va y avoir une catastrophe ! se désola Mme Carlingue.

Il y eut une catastrophe, en effet. Quand le compositeur crut le silence à peu près rétabli, il continua de plaquer, selon sa coutume, des accords improvisés, dont il se régalait béatement. Une seule voix persistait. Lanourant joua un peu plus fort, puis plus doucement, l’oreille tendue. La voix s’entêtait : « Non ! Ce n’est pas possible ! sifflait entre ses dents le compositeur, au rythme de son inspiration… ce n’est pas possible… ce n’est… pas… possible… » Il s’arrêta net. La voix continua. Et cette voix disait : « Mon éditeur a déjà le premier volume… C’est Une trilogie. » Un bruit définitif retentit, celui du piano que fermait Lanourant. Il se dressa, la crinière en révolte, se retourna et jeta à Fernand Bigalle : « Continuez, je vous en supplie ; jé serais désolé de vous déranger. »