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L’AMITIÉ D’UN GRAND HOMME
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fort peu et qui ne traitent, avec une extrême prudence, que de sujets oiseux, afin de ne froisser personne. On plaindra la maîtresse de maison, anxieuse dans l’attente d’un hôte illustre et qui ne répond que vaguement aux comparses. Si l’on y réfléchit un peu, la foire aux vanités n’exhibe que des victimes. Les femmes surtout paient, chèrement, le moindre plaisir : leur incertitude d’être la plus belle, la mieux habillée ; la torture qu’infligent certains souliers, charmants à voir, douloureux à supporter, le bas fragile et toujours prêt à se rompre, la chaleur qui rend aux cheveux ondulés leur raideur primitive, sont autant de rançons dont il convient de tenir compte.

Quand M. Lanourant arriva, vers onze heures du soir, en disciple de Brummel, qui arrive tard pour partir peu après « une fois l’effet produit », il constata que cet effet était plus grand que de coutume et, comme il n’en devinait pas la raison, il en fut ému.

— Lanourant ! murmura Mme Carlingue à l’oreille de son mari. Mais nous ne l’avons pas invite et il est brouillé avec Bigalle ! C’est un peu fort, par exemple ! Tout est raté !

— Ça dépend, riposta le mari. Voyons venir.

Et il se précipita au devant du maëstro.

— Cher et illustre ami ! que c’est aimable à vous ! Nous vous croyions enfoncé dans votre travail au point de ne plus paraître nulle part. Et vous voilà ! Mathilde, le voilà ! Suzanne, le voilà !

Lanourant s’arrêta pour savourer la petite ovation discrète qui l’accueillait à son entrée dans un salon : « C’est lui… C’est Lanourant… Il ressemble à ses photographies… » Il ne s’en lassait pas. Il ne s’en lasserait jamais. Quand il donnait son nom à la caisse d’un magasin et que l’employé ne lui accordait pas un regard de curiosité, il s’en allait furieux, plein de doute sur son œuvre, et de rancune contre le magasin. Le monde le rassurait pleinement. Il y prenait un bain quotidien d’orgueil. Et, vraiment, il paraissait né pour jouer ce rôle. Il y avait quelque chose d’artiste, d’impétueux, d’original, qui s’imposait, dans la coupe de son habit et dans le nœud de sa cravate. Il donnait la main aux messieurs comme un député en tournée ; il baisait la main des dames avec la condescendance de ce même député, embrassant les mioches électoraux, en fermant les yeux, pour ne point établir de différence entre ceux qui sont débarbouillés et