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L’AMITIÉ D’UN GRAND HOMME
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— Je ne t’écoute même pas.

— Si, tu m’écoutes, car tu sent Bien que j’ai raison !…

À partir de ce jour, Gélif et Carlingue se rencontrèrent subrepticement chaque jour dans un petit café du quartier La Fayette. La, assis l’un à côté de l’autre, dans l’ombre d’une petite salle, ils devisaient de leurs affaires passées, présentes et futures, en savourant de modestes sirops. Pour tout le reste du monde, ils étaient brouillés à mort. Chacun d’eux avait montré à sa femme un procès-verbal imaginaire signé de non moins imaginaires témoins et rédigé pour leur donner à chacun le rôle le plus éclatant. La publication dans les journaux évitée grâce à cette formule décisive : « Cela ne se fait plus », les anciens associés reprenaient doucement leur camaraderie d’antan et se berçaient de souvenirs qui, pour être accompagnés de chiffres, n’en avait pas moins pour eux une douce poésie. Ils s’étaient juré aide et assistance mutuelle en tout ce qui concernerait leurs affaires de ménage et les complications qu’essaieraient de provoquer dans l’avenir leurs irascibles épouses.

Mais leurs salons prirent tout à coup une importance qui étonnait jusqu’à Mme Carlingue et Mme Gélif. Fernand Bigalle, piqué au jeu, s’était amusé à transporter ses causeries chez Mme Gélif pour faire pièce à Lanourant qui battait le rappel en faveur du salon Carlingue. Ce n’étaient plus ces réunions amorphes avec convives choisis dans le Bottin, selon l’expression de Mme Gélif. Pour plaire à Bigalle, il fallait se montrer assidu chez ses nouveaux amis. Mlle Estoquiau, vaincue, ne pouvait plus rien pour les Carlingue, sinon les exhorter à la patience. Mais Lanourant recevait chez les Carlingue. Il y donnait de véritables récitals. Il y convoquait une multitude docile, extasiée. La politique s’en mêla. On croit bien que le groupe Carlingue n’adopta une opinion qui fit tant de tapage et exerça une influence si réelle, que parce que le groupe Gélif avait adopté l’opinion opposée. Le bruit se répandit que des élections de toutes sortes se préparaient là et les candidats abondèrent. Chaque groupe avait sa police admirablement organisée. On sut, le 24 novembre à midi, chez les Gélif, que M. Hupeau s’était montré la veille chez les Carlingue et Fernand Bigalle se chargea lui-même de liquider M. Hupeau s’il avait le front de se représenter devant lui. Il eut ce front et Bigalle le terrassa d’un : « Il faut choisir. Vous avez choisi, je regrette beaucoup. » Sans qu’il se l’avouât, Bigalle, malgré son âge et sa philosophie, était agacé par les succès mondains de Lanourant et par ces hommages qui ne vont qu’aux virtuoses. Cependant, la lutte garda un certain caractère de courtoisie, grâce à la trahison mutuelle de M. Carlingue et de M. Gélif, qui continuaient à se réunir dans leur petit café et à essayer d’établir leur tranquillité au milieu de cette tempête. Ils passaient de bonnes heures tous deux, qui les vengeaient. Leur rôle restait, en effet, assez neutre et assez effacé. On les considérait comme des négociants qui avaient eu beaucoup de chance, qui donnaient de bons vins, des primeurs intéressantes et de beaux fruits à leurs invités, mais qui étaient incapables de sortir de leur chaudronnerie. Au contraire, Mme Gélif et Mme Carlingue prenaient une réputation solide de femmes intelligentes et averties. Beaucoup d’artistes les consultaient avant de livrer leur travaux au public et comme elles disaient de tout : « C’est un chef-d’œuvre, je vous garantis un succès énorme », on leur restait fidèle. L’expérience avait beau démentir parfois les prédictions de ces somnambules optimistes, leur réputation de double-vue ne s’en ressentait point. Elles n’allaient plus au théâtre qu’aux répétitions générales et dans l’avant-scène des meilleurs amis de l’auteur. Ainsi, même au théâtre, il était impossible qu’elles se rencontrassent.

« Lanourant veut nous faire déménager ; il nous trouve à l’étroit ; il jure que vous allez prendre une maison plus grande. Nous ne bougeons pas, hein ! » disait Carlingue à Gélif. Et Gélif répliquait : « Il est entendu que si tu ne démé-