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JE SAIS TOUT

nages pas, nous ne déménageons pas non plus ! » De même, ils s’entendaient pour fixer le nombre des plats et l’âge des vins, afin de ne pas se ruiner par la concurrence.

— Comme ils sont renseignés ! disaient leurs femmes. Et dire qu’il n’y a pas moyen de trouver le traître !

Ils s’entendirent pour supprimer le champagne au dîner et pour fixer l’heure du départ à minuit et demi. Ils se communiquaient leurs listes d’invités.

— Ah ! s’écria un jour Carlingue, si nous nous étions aussi bien compris quand nous étions associés, nous serions millionnaires aujourd’hui !


xiv. — L’INGÉNIEUX STRATAGÈME.


Le chauffeur de Mme Carlingue ayant décidé de prendre un congé, estima que le moteur avait besoin d’une réparation. Mme Carlingue et Suzanne, en l’absence de tout autre moyen de locomotion, durent donc prendre le métropolitain à la station Sèvres-Croix-Rouge. Elles trouvèrent deux places assises. Et Suzanne reconnut Lucien Gélif, qui se trouvait derrière elle, sans que Mme Carlingue pût l’apercevoir, Lucien, qui devait descendre à la station suivante, resta là, écoutant de toutes ses oreilles. Il ne devait pas s’en repentir.

— Mère, s’écria Suzanne, j’irai, dorénavant, tous les mercredis, à deux heures précises, au Musée du Louvre.

— En voilà une idée ! s’étonna Mme Carlingue.

— Mercredi prochain, je verrai la salle Houdon.

— Et qui t’accompagnera ? Les musées me donnent la migraine…

— J’irai seule. Je vaudrais prendre des croquis.

Lucien n’en entendit pas davantage. Le mercredi suivant, à une heure et demie, il préludait à cette entrevue, dont il se promettait tant de joie, en admirant les œuvres immortelles, où l’esprit français a atteint le plus haut sommet du génie. La salle, particulièrement froide et maussade, où tout le xviiie siècle sourit, lui parut s’éclairer définitivement à l’arrivée de Suzanne.

— Ah ! dit-elle, il faut que je prenne les initiatives ! S’il n’y avait que nous, nous nous contenterions pendant des années de nous rencontrer sans même pouvoir échanger un salut, le dimanche matin, au Bois de Boulogne. Cela vous suffit-il ?

— Non, hélas !

— Lucien, rayons le mot hélas ! de notre programme. Ce n’est pas un mot qui nous concerne. Avez-vous une idée ?

— Pas encore.

— Moi, j’en ai une. De jour en jour, le fossé se creuse entre nos parents. L’univers entier, c’est-à-dire les cinq cents personnes qui composent le Tout-Paris ; est au courant de notre querelle. Cela devient historique et traditionnel. Est-ce une raison pour abandonner tout espoir ?

— Non !

— Au contraire. J’adore les situations embrouillées. Cela m’inspire. J’ai un plan, Lucien, un plan magnifique. Lanourant et Bigalle ont envenimé le combat. A eux de le faire cesser.

— Comment ?

— Supposez que nous arrivions à les réconcilier, à en faire une paire d’amis, mieux encore : des collaborateurs. Ils cesseront, l’un de travailler pour le salon Gélif, l’autre, pour le salon Carlingue et, qui sait, s’ils ne les déserteront pas ? Affolement de nos mères. Nous apparaissons, alors. Nous confions nos espoirs au