Page:E. Quinet - Merlin l'Enchanteur tome 2, 1860.djvu/271

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
267
LIVRE XX.

nous n’y fussions accueillis avec honneur. Plus d’un roi de féerie, échappé de la ruine, se souviendrait qu’il me doit le diadème. Mais sache, ô Turpin, jusqu’où va la tristesse de mon âme. Je craindrais, mon ami, de porter mon deuil dans ces lieux et de les attrister de ma présence. Oui, s’il reste un seul point enchanté dans le monde (chose dont je doute parfois) il faut, pour en jouir, une simplicité de cœur que je crains avoir perdue moi-même dans le commerce des peuples réels. J’attristerais ces royaumes heureux (s’il en est encore sur la terre !), et ils ne me donneraient pas leur joie. Que ferais-je seul, sans Viviane, sans amour, sous l’arbre des fées ? Un ennui profond me saisirait, ô mon ami ! je chercherais l’abîme pour m’y précipiter. Il n’est rien de pis, crois-moi, que le pouvoir des enchantements quand il se tourne contre l’enchanteur.

— Patience, ô maître ! les siècles vous rendront justice.

— Il vaut mieux apprendre à m’en passer. Sais-tu donc que les morts mêmes sortent du tombeau pour me railler ? Mais une autre peine la voici : tu souriras peut-être ; en y réfléchissant, tu pleureras. Les jeunes filles ne m’aiment plus, Turpin. Elles ne recherchent plus mes entretiens ; ma présence ne les fait plus ni rêver, ni pâlir, ni rougir ; elles ne tournent plus la tête vers moi quand je passe. « C’est un vieil enchanteur, » disent-elles. Pis que cela : elles ne s’aperçoivent plus que j’existe. Ce sont là des signes, je pense. J’ai donc vieilli, Turpin ? Avoue-le-moi !