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MERLIN L’ENCHANTEUR.

un jour me succéder, je te dois la vérité toute nue. Autrefois je régnais au milieu des archanges tombés ; leurs forfaits avaient quelque grandeur, du moins l’orgueil était satisfait. Âmes énergiques, altières, qui avaient refusé de se plier, je pouvais, sans me mésallier, régner sur elles. Aujourd’hui, ils ont déterré, je ne sais où, des vices si rampants, des crimes si petits, si ladres, qu’ils me dégoûtent moi-même. Plus de trace de l’ancien orgueil qui faisait de l’enfer un rival digne du ciel. Non ! aucun d’entre eux n’ose plus lever la tête. Nul n’a plus le courage de porter ses forfaits. Les misérables ! ils les nient ! ils sont devenus hypocrites, ils pratiquent, mon cher ! Je ne fais plus un pas dans cet enfer grimacier, dégénéré, sans entendre leurs oremus, car eux aussi parlent latin. Ils ont appris à se frapper la poitrine, s’agenouiller, psalmodier ; ils obligent le serpent d’entonner le Gloria. Que sais-je ? Ils sont devenus cent fois plus dévots, plus patelins qu’on ne l’est dans le ciel. Va ! cet enfer hypocrite m’est plus odieux que l’Éden. Je n’étais pas fait pour régner sur des lâches.

— Père, vos paroles me comblent de joie. Votre couronne est devenue trop pesante ; il serait peut-être sage de renoncer à régner.

— Eh bien ! s’écria le roi de l’enfer, tu vas précisément au-devant de ma pensée. Il y a longtemps, très-cher, que je songe à abdiquer, mais à ton profit. Je suis las et vieux. Toi, ô Merlin, tu es encore vert, assez pour rhabiller et réparer l’enfer. Si j’ai tenu à cette royauté,