Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/496

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de loin, il couvait secrètement, aujourd’hui il a violemment éclaté.

Deux hommes supérieurs, le baron Cuvier, secrétaire perpétuel de l’Académie, et Geoffroy Saint-Hilaire, un de ses honorables membres, se sont levés l’un contre l’autre. Le premier est connu de tout le monde ; aucun naturaliste n’ignore le nom du second. Depuis trente ans collègues au même établissement, ils enseignent l’histoire naturelle au jardin des plantes ; longtemps ils ont fait en commun des recherches dans le champ inépuisable de la nature, mais peu à peu la différence des vues les a séparés et écartés l’un de l’autre.

Cuvier travaille sans cesse à établir entre les objets des différences, à les décrire avec une précision parfaite ; il s’est ainsi rendu maitre d’une quantité infinie de détails. Geoffroy Saint-Hilaire, au contraire, s’efforce de découvrir les analogies et les affinités secrètes qui rapprochent les créatures. — L’un va de l’individu à l’ensemble, dont il suppose l’existence, tout en le croyant inaccessible à la science ; l’autre a au fond de son âme l’idée de l’ensemble et vit dans la conviction que c’est de l’ensemble que part et se développe peu à peu l’être individuel. Il est important de faire remarquer que le premier accepte souvent avec reconnaissance les découvertes nettes et précises que fait le second dans le domaine de l’expérience et que celui-ci, de même, ne dédaigne aucun des faits mis en lumière par son confrère, s’ils lui paraissent décisifs pour la confirmation de ses idées ; ils sont donc souvent d’accord sans se reconnaître d’influence l’un sur l’autre. Le savant qui distingue, qui différencie, qui fait tout reposer sur l’expérience, qui veut que tout trouve en elle son point de départ, ne veut pas accorder que dans l’ensemble se trouve une vue, un pressentiment de l’individuel ; il déclare clairement qu’il y a prétention présomptueuse à vouloir saisir et connaître ce que l’on ne voit pas avec les yeux, ce que la main ne peut toucher. Son adversaire, appuyé sur de certains principes, acceptant pour guide certaines grandes idées, se refuse à accepter cette opinion. — On voit à présent que je n’ai pas dit à tort que là étaient en jeu deux genres d’esprit. Les deux méthodes vivent presque toujours séparées, dans les sciences comme partout, et il est difficile de les réunir. L’éloignement mutuel va si loin, qu’un parti n’accepte de l’autre qu’avec répugnance les idées qui pourraient lui être utiles. L’histoire des sciences et notre propre expérience nous font presque craindre