Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/104

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connaissance ; je vous enverrai bientôt à Berlin, et il vous y recevra on ne peut mieux. — On doit être bien à Berlin, dis-je. — Oui, répondit Zelter en riant, on peut y apprendre bien des choses ; on y peut aussi en oublier d’autres. »

Nous nous assîmes et nous causâmes sur différents sujets. Je m’informai de Schubarth. « Il vient me voir au moins une fois par semaine, me dit Zelter ; il s’est marié, mais il est sans place : la philologie est perdue à Berlin. » Zelter me demanda ensuite si je connaissais Immermann[1]. « J’ai entendu souvent son nom, répondis-je, mais jusqu’à présent je ne connais aucun de ses écrits. — J’ai fait sa connaissance à Munster, dit Zelter, c’est un jeune homme de grande espérance et il serait à souhaiter que sa place lui laissât plus de temps pour son art. » Goethe loua aussi son talent. « Nous verrons, dit-il, comment il se développera, s’il saura purifier son goût et se régler, pour le style, sur les écrivains reconnus comme les meilleurs modèles. Sa manière originale a du bon, mais elle le conduit trop facilement dans le faux. »

    respondance, je veux citer un trait qui me paraît propre à bien faire connaître Goethe. Les deux amis s’écrivaient déjà depuis treize ans, mais ils se disaient toujours vous. En 1812, un fils de Zelter se suicide. Le pauvre père annonce et raconte cette affreuse fin à Goethe. Dans sa réponse, dès la première ligne, dès le premier mot, Goethe dit tu à son ami malheureux. — N’y a-t-il pas dans cet emploi inattendu, subit du tutoiement, une délicatesse et une science dans l’art de consoler que peut seule inspirer la bonté la plus ingénieuse ? Il semble qu’il dise : « Nous sommes moins à nous aimer, aimons-nous donc davantage. » — Goethe, répétons-le sans cesse, avait aussi un génie vivant dans son cœur. Il l’a prouvé mille fois, mais il a eu le tort de dédaigner les preuves extérieures, et le vulgaire l’a cru insensible.

  1. Poëte distingué, mort en 1840. Auteur du roman, traduit récemment en français sous le titre : La Blonde Lisbeth.