Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/111

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aussi comme leur propriété, c’est ce qu’on leur a transmis et ce qu’ils ont appris à l’Université. Si quelqu’un arrive apportant du nouveau, il se met en opposition avec le credo que depuis des années nous ressassons et répétons sans cesse aux autres, et menace de renverser ce credo ; alors toutes les passions se soulèvent contre lui, et on cherche par tous les moyens à étouffer sa voix. On lutte contre lui comme on peut : on fait comme si on ne l’entendait pas, comme si on ne le comprenait pas ; on parle de lui avec dédain, comme si ses idées ne valaient pas la peine d’être examinées, étudiées, et c’est ainsi qu’une vérité peut très-longtemps attendre pour se frayer son chemin. Un Français disait à un de mes amis, à propos de ma théorie des couleurs : « Nous avons travaillé cinquante ans pour établir et affermir la royauté de Newton ; cinquante autres années sont nécessaires pour le renverser. » La corporation des mathématiciens a cherché à rendre mon nom si méprisable parmi les savants, qu’on a peur même de le prononcer. Dernièrement il me tombe sous la main une brochure qui traitait de la théorie des couleurs ; l’auteur était plein de mes idées et avait appuyé tout son travail sur ma doctrine, tout ramené à mes principes. Je lisais cet écrit avec la plus grande satisfaction, quand je m’aperçus, non sans assez de surprise, que l’auteur n’avait pas une seule fois prononcé mon nom. J’ai eu plus tard le mot de l’énigme. Un ami commun vint me voir et m’avoua que l’auteur, jeune homme plein de talent, avait désiré dans cet ouvrage jeter les premières bases de sa réputation et qu’il aurait craint, avec raison, de se faire du tort dans le monde savant s’il avait osé soutenir de mon nom les vues qu’il présentait. Le petit écrit a fait fortune, et ce spirituel jeune homme s’est