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Mercredi, 31 décembre 1823.

J’ai dîné chez Goethe. Il m’a montré des dessins, entre autres les premiers de Henri Füssli[1]. Nous avons causé sur la religion et sur l’abus que l’on fait du nom de Dieu. « Les gens, dit Goethe, agissent avec l’Être incompréhensible, l’Être dont on ne peut se faire aucune idée, absolument comme s’il n’était guère plus que leur égal. Car autrement ils n’auraient pas ces manières de parler : Mon Dieu ! ah ! Seigneur ! Grand Dieu ! Le bon Dieu… etc. Dieu, pour eux et surtout pour les prêtres, qui l’ont journellement sur les lèvres, ce n’est plus qu’une phrase, un mot vide, qui ne représente rien. S’ils étaient vraiment pénétrés de sa grandeur, ils se tairaient, et le respect les empêcherait de prononcer son nom[2]. »

Vendredi, 2 janvier 1824.

J’ai dîné chez Goethe. Causeries variées. On est venu à parler d’une jeune beauté de la société weimarienne, et quelqu’un dit qu’il se sentait presque sur le point de l’aimer, quoique son intelligence ne fût pas brillante. « Bah ! dit Goethe en riant, est-ce que l’amour a quelque chose à faire avec l’intelligence ! Nous aimons dans une jeune femme toute autre chose que l’intelligence ; nous aimons en elle la beauté, la jeunesse ; nous aimons ses agaceries, ses confidences, son caractère, ses défauts, ses caprices, et Dieu sait toutes ces inexprimables choses

  1. Peintre suisse, mort à Londres en 1825, où il était professeur.
  2. Il est curieux de voir Vinet, dans ses Méditations ëvangéliques, blâmer presque avec les mêmes termes, au nom de la religion, les habitudes que Goethe condamne ici au nom de la philosophie. Newton donnait déjà à son temps la même leçon, en se découvrant chaque fois qu’il prononçait le nom divin.