Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/117

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nourri avec le sang de mon propre cœur. Il y a là assez de mes émotions intimes, assez de sentiments et de pensées pour suffire à six romans, non en un petit volume, mais en dix. Je n’ai relu qu’une fois ce livre, et je me garderai de le relire. Ce sont des fusées incendiaires ! Je me trouverais fort mal de cette lecture, et je ne veux pas retomber dans l’état maladif d’où il est sorti. »

Je lui rappelai sa conversation avec Napoléon, que je connais par l’esquisse qui se trouve dans ses papiers inédits, et que je l’ai prié plusieurs fois de terminer. « Napoléon, dis-je, vous a désigné dans Werther un passage qui ne se soutenait pas en face d’une critique sévère, et vous avez été de son avis. Je voudrais bien savoir quel est ce passage. » — « Devinez ! dit Goethe avec un mystérieux sourire. » — « J’ai cru, répondis-je, que c’était le passage où Lotte envoie les pistolets à Werther, sans dire un mot à Albert, sans lui communiquer ses pressentiments et ses craintes. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour rendre acceptable ce silence, mais aucun motif n’était suffisant en face de la nécessité pressante de sauver la vie de son ami. » — « Votre observation, dit Goethe, ne manque pas de justesse. Est-ce ce passage ou un autre dont Napoléon m’a parlé, je préfère ne pas le dire. Mais, je vous le répète, votre remarque est aussi juste que la sienne[1]. »

Je rappelai cette opinion qui prétend que l’effet pro-

  1. Dans ses Souvenirs, M. de Müller éclaircit ce point. Napoléon aurait blâmé Goethe d’avoir montré Werther conduit au suicide, non pas seulement par sa passion malheureuse pour Charlotte, mais aussi par les chagrins de l’ambition froissée. « C’était, disait Napoléon, affaiblir l’idée que se fait le lecteur de l’amour immense de Werther pour Charlotte. »

    Je crois que l’on trouvera ici avec plaisir le récit que Goethe a donné lui-même de cette conversation de 1808. Ce sont de simples notes