Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/118

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duit par Werther a tenu au moment de sa publication. « Je ne peux, dis-je, accepter cette idée généralement répandue. Werther a fait époque parce qu’il a paru, et non parce qu’il a paru dans un certain temps. Chaque

    de journal. Il n’a jamais consenti à les développer. Peut-être craignait-il de voir s’élever encore à cette occasion de nouveaux soupçons sur son patriotisme, soupçons qui l’impatientaient et le blessaient vivement.

    Les souverains étaient réunis à Erfurt. Le 29 septembre 1808, le duc de Weimar y fit venir Goethe. Il assista aux représentations données par la troupe de la Comédie-Française. Le 2 octobre, il fut, sans doute sur l’instigation de Maret, invité chez l’Empereur. Il se rendit au palais à onze heures du matin. Laissons-le parler :

    « Un gros chambellan polonais me dit d’attendre. — La foule s’éloigna. Je fus présenté à Savary et à Talleyrand. Puis on m’appela dans le cabinet de l’Empereur. Au même instant on annonça Daru, qui fut immédiatement introduit. J’hésitais à entrer, on m’appela une seconde fois. J’entre. L’Empereur est assis à une grande table ronde et déjeune ; à sa droite, un peu éloigné de la table, se tient debout Talleyrand ; à sa gauche, assez près de lui, est Daru, avec lequel il cause de la question des contributions de guerre. L’Empereur me fait signe d’approcher. Je reste debout devant lui à la distance convenable. Il me regarde avec attention, puis il dit : « Vous êtes un homme ! » Je m’incline. Il demande : « Quel âge avez-vous ? — Soixante ans. — Vous êtes bien conservé… Vous avez écrit des tragédies ?… » — Je réponds de la façon la plus brève. — Daru prend alors la parole. Par une sorte de flatterie envers les Allemands, auxquels il devait faire tant de mal, il avait pris quelque connaissance de la littérature allemande ; il était d’ailleurs versé dans la littérature latine, et avait édité Horace. Il parla de moi à peu près comme en parlent les personnes de Berlin qui me sont favorables ; du moins je reconnus leur manière de voir et de penser. Il ajouta que j’avais fait des traductions du français, et entre autres que j’avais traduit Mahomet de Voltaire. L’Empereur dit : « Ce n’est pas une bonne pièce. » Et il exposa avec beaucoup de détails l’inconvenance qu’il y avait à montrer ce conquérant faisant de lui-même un portrait complètement défavorable. Il amena ensuite la conversation sur Werther, qu’il disait avoir étudié à fond. Après différentes remarques d’une entière justesse, il me désigna un certain passage et me dit ; « Pourquoi avez-vous fait cela ? Ce n’est pas conforme à la nature. » Et il soutint son opinion par de longs développements d’une parfaite justesse. — Je l’écoutai, gardant une expression de physionomie sereine, et lui répondis avec un sourire gai : « Je crois que personne ne m’a fait encore cette critique, mais je la trouve tout à fait juste, et j’avoue qu’il y a dans ce passage un