Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/124

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Je croyais que cette manière de penser était tout à fait digne de respect. Elle était alors la mienne et elle l’est encore maintenant. Eh bien ! pour récompense, on m’a couvert de titres de toute espèce que je ne veux pas répéter[1].

— La lecture seule d’Egmont, dis-je, suffit pour savoir ce que vous pensez. Je ne connais pas de pièce allemande où la cause de la liberté ait été plaidée comme dans celle-là.

— On a du plaisir à ne pas consentir à me voir comme je suis, et on détourne les regards de ce qui pourrait me montrer sous mon vrai jour. Au contraire, Schiller, qui, entre nous, était bien plus un aristocrate que moi, mais qui bien plus que moi pensait à ce qu’il disait, Schiller a eu le singulier bonheur de passer pour l’ami tout particulier du peuple[2]. Je lui laisse le titre de tout cœur, et

  1. Oui, il veut que les nobles soient pleins d’humanité, mais il les maintient dans la possession de leurs titres, de leur rang, et c’est là une modération qui ne pouvait plaire dans un temps de révolution radicale.
  2. Les personnages poétiques que crée un poëte indiquent quelles sont les habitudes favorites de sa pensée. On peut lui dire : « Dis-moi qui tu crées, je dirai qui tu es. » Or il est très-certain que presque tous les personnages auxquels Goethe a donné la vie dans ses poëmes sont pris dans la classe populaire ; on lui a même reproché de les choisir trop bas. Dans Egmont, dans Faust, la figure la plus sympathique est celle d’une fille du peuple, tandis que l’imagination du brillant Schiller, au contraire, ne fraye guère qu’avec des princes et des princesses. En cela Schiller semble se montrer plus aristocrate de goûts que Goethe. Si le style a une couleur politique, on peut dire aussi que le style de Schiller, par ses parures et ses élégances, par son caractère abstrait, a une physionomie bien plus aristocratique que le style si simple, si vrai, si limpide de Goethe. Schiller n’a rien dans son œuvre qui ressemble aux chansons de Goethe, d’un ton si populaire. — Goethe était au fond, je crois, aussi démocrate que Schiller, mais il était beaucoup moins révolutionnaire de caractère, et son temps exigeait des révolutions : Schiller fut donc le poëte préféré. Et puis Goethe se permettait d’écrire souvent des épigrammes de ce genre : « Les apôtres de liberté m’ont toujours été antipathiques, car ce qu’ils finissent toujours par chercher, c’est le droit pour eux à l’arbitraire. »