Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/130

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notre regard peut à peine tout dominer, et il faut que nous soyons encore avec cela Grecs, Latins, Anglais et Français ! Et voilà maintenant l’Orient, où l’on a la folie de nous envoyer : un jeune homme doit vraiment perdre la tête. Pour consoler Meyer, je lui ai montré ma tête colossale de Junon[1], comme un symbole lui disant qu’il pouvait rester chez les Grecs et cependant trouver la tranquillité. C’est un jeune homme d’un esprit pratique ! S’il se met en garde contre l’éparpillement, il peut devenir quelque chose. Mais je remercie le ciel, comme je vous disais, de ne plus être jeune dans un siècle aussi avancé. Je ne resterais plus ici. Et même, si je voulais fuir en Amérique, j’arriverais encore trop tard, car là-bas aussi il fait déjà trop jour. »

Dimanche, 22 février 1824.

Dîné avec Goethe et son fils, qui nous a raconté plusieurs anecdotes fort gaies de sa vie d’étudiant, et surtout de son séjour à Heildelberg. Il avait fait, pendant les fêtes, mainte excursion sur les bords du Rhin ; et il se rappelait surtout avec plaisir un aubergiste chez qui il avait couché avec dix de ses amis, et qui leur avait fourni du vin gratis à tous, seulement pour jouir du bonheur d’assister à ce qu’on appelle un commers[2], — Après dîner, Goethe nous montra des dessins coloriés de paysages italiens, pris surtout dans le nord, près des montagnes qui touchent

  1. Goethe avait rapporté d’Italie un plâtre très-beau, de grandeur colossale, de la Juno Ludovisi. Il s’enivrait de la vue de cette sublime image, d’une si majestueuse sérénité. Goethe aurait pu dire : « Je suis l’élève de la Juno Ludovisi » comme jadis Michel-Ange avait dit : Je suis l’élève du Torse.
  2. Réunion d’étudiants. On y chante, on y boit, on y rit beaucoup. Les étrangers peuvent y assister à titre d’invités.