Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/140

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déjà ici-bas quelque chose de sérieux, et qui par conséquent a chaque jour à travailler, à lutter, à agir, cet homme laisse tranquille le monde futur et s’occupe à être actif et utile dans celui-ci[1]. Les idées sur l’immortalité sont bonnes aussi pour ceux qui n’ont pas été très-bien partagés ici-bas pour le bonheur, et je parierais que, si le bon Tiedge avait eu un meilleur sort, il aurait eu aussi de meilleures idées. »

Jeudi, 26 février 1824.

Dîné avec Goethe. Après que l’on eut desservi, il fit apporter par Stadelmann de grands portefeuilles pleins de gravures. Sur les cartons s’était amassé un peu de poussière ; Goethe, ne trouvant sous sa main aucune étoffe convenable pour les essuyer, se fâcha et gronda son domestique. « Je te le rappelle pour la dernière fois : si tu ne m’achètes pas aujourd’hui les morceaux d’étoffe que je t’ai plusieurs fois demandés, je sors demain pour les acheter moi-même ; tu verras si je sais tenir parole. » Stadelmann se retira.

« J’ai eu une fois la même aventure avec l’acteur Becker, me dit gaiement Gœthe ; il se refusait à jouer un des Cavaliers dans Wallensteim. Je lui fis dire que si, lui, ne voulait pas jouer ce rôle, ce serait moi qui le jouerais.

  1. Il faut ne pas vouloir comprendre Goethe pour dire qu’il blâme la conviction en notre immortalité ; personne, au contraire, n’a été plus fortement pénétré de cette conviction, qu’il faisait reposer sur des vues philosophiques profondément méditées. Ce qu’il raille, et avec raison, ce sont les fades romans sur la vie future, les rêves mystiques, amollissants, qui veulent se donner pour des certitudes démontrées. Que l’on se rappelle son grand principe : se tenir sur la limite extrême de ce que l’on peut concevoir, mais ne jamais dépasser cette limite, car immédiatement au delà commence le pays des chimères, avec ses brouillards et ses fantômes, dangereux pour la santé de l’esprit.