Aller au contenu

Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cela eut son effet ; car ils me connaissaient bien au théâtre, et ils savaient qu’en pareille matière je n’entendais pas plaisanterie, et que j’étais une tête à tenir parole et à ne pas reculer devant une extravagance. » — Auriez-vous donc joué vraiment le rôle ? demandai-je. — « Oui, je l’aurais joué, et mieux que M. Becker, car je le savais mieux que lui. »

Nous ouvrîmes alors les portefeuilles et examinâmes les gravures et les dessins. Goethe, à cause de moi, procéda à cet examen avec un grand soin, et je sens qu’il veut faire de moi un excellent connaisseur. Il ne me montre que ce qu’il y a d’absolument parfait en chaque genre ; il me fait voir les intentions et les mérites de l’auteur, pour que je puisse arriver à suivre les pensées des plus grands artistes et sentir tout de suite ce qu’il y a de plus beau. « C’est ainsi, me dit-il, que se forme ce que nous appelons le goût. Il ne se forme que par la contemplation de l’excellent, et non point du passable. Voilà pourquoi je ne vous montre que ce qu’il y a de mieux. Lorsque vous serez fixé sur les belles œuvres vous aurez une mesure pour toutes les autres, que vous n’estimerez pas trop haut, mais que vous apprécierez cependant. Et je vous montre ce qu’il y a de mieux dans chaque genre, pour que vous voyiez qu’il n’y a pas de genre méprisable, mais que tout genre peut plaire, si un grand talent le conduit à sa perfection. Par exemple, ce tableau d’un artiste français[1] est galant comme pas un, aussi, c’est dans son genre un chef-d’œuvre. » Goethe me tendit la feuille, que je regardai avec grand plaisir. Dans le ravissant salon d’un pavillon d’été, qui par ses

  1. Watteau, les Charmes de la vie. Voir Schuchardt, Collections de Goethe ; 1, 214.