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passé par Weimar, voulait, dès qu’il serait revenu en Angleterre, se faire séparer de sa femme. Il a ri de cette folie et a rappelé plusieurs exemples d’époux séparés qui n’avaient pas pu se quitter. « Feu Reinhard de Dresde, m’a-t-il dit, s’étonnait souvent de me voir sur le mariage des principes si sévères, pendant que sur tout le reste j’ai des idées si accommodantes. »

Cette parole de Goethe me parut extrêmement curieuse, parce qu’elle révèle très-clairement quelle est sa vraie façon de penser sur ce roman si souvent mal compris[1].

Nous avons causé ensuite de Tieck et de ses rapports personnels avec Goethe ; il m’a dit : « Je suis du fond du cœur très-disposé pour Tieck, et d’une manière générale il en est de même de lui pour moi. Mais cependant il y a dans ses rapports avec moi quelque chose qui n’est pas comme cela devrait être. Ce n’est ni ma faute ni la sienne ; la cause est ailleurs. Lorsque les Schlegel ont commencé à prendre de l’importance, je leur parus trop puissant, et, pour me balancer, ils cherchèrent un talent à m’opposer. Ils trouvèrent ce qu’ils désiraient dans Tieck, et pour qu’il parût aux yeux du public assez important en face de moi, ils furent obligés de le surfaire. Cela nuisit à nos rapports, car Tieck, sans trop en avoir conscience, se trouvait ainsi à mon égard dans une fausse

  1. Dans la pensée de Goethe, son roman est le tableau idéal, l’exaltation du mariage. La plupart des critiques y ont trouvé, au contraire, une attaque contre le mariage. Nous avons vu en France d’illustres exemples de ces méprises entre l’auteur et le public. — Les écrivains de génie ont souvent dans leurs peintures une naïveté hardie que les esprits peu avisés ou malveillants prennent facilement pour de l’impudence. Le poëte a fait son rêve dans le ciel ; on lui rappelle brutalement qu’il devait être lu par des intelligences fort terrestres.