Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/158

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position. Tieck est un talent d’une haute signification, et personne ne peut mieux que moi reconnaître ses mérites extraordinaires. Mais si on veut l’élever au-dessus de lui-même et l’égaler à moi, on se trompe. Je peux dire cela très-franchement, car je ne me suis pas fait. C’est absolument comme si je voulais me comparer avec Shakspeare, qui ne s’est pas fait non plus, et qui cependant est un être d’une nature plus élevée, que je ne regarde que d’en bas, et que je ne puis que vénérer. »

Goethe était ce soir extrêmement vigoureux, gai et dispos. Il a été chercher un manuscrit de poésies inédites, dans lequel il m’a lu. C’était une jouissance unique de l’entendre, car non-seulement la force originale et la fraîcheur de la poésie m’animaient au plus haut degré ; mais surtout Goethe dans cette lecture se montrait à moi sous un côté qui m’était inconnu et qui est extrêmement remarquable. Quelles nuances et quelle énergie dans sa voix ! Quelle expression et quelle vie sur ce grand visage plein de replis ! et quels yeux !…

Mercredi, 14 avril 1824.

À une heure, promenade en voiture avec Goethe. Nous avons parlé du style des différents écrivains. « La spéculation philosophique, a dit Goethe, est en général mauvaise pour les Allemands, en ce qu’elle rend souvent leur style abstrait, obscur, lâche et délayé. — Plus ils se donnent tout entiers à certaines écoles, plus ils écrivent mal. Au contraire, les Allemands qui écrivent le mieux sont ceux qui, hommes d’affaires, hommes du monde, ne connaissent que les idées pratiques. C’est ainsi que le style de Schiller a toute sa beauté et toute