Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/180

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de l’affaire avec Goethe. J’allai dans ce but chez lui, ce soir, à la brune. Il était assis devant une grande table ; les stores de la chambre étaient baissés, et deux flambeaux jetaient leur lumière sur son visage et sur un buste colossal placé devant lui et qu’il contemplait. « Eh bien ! qui est-ce ? me dit-il après m’avoir souhaité amicalement le bonjour, et il me montrait le buste. » — Un poëte, et, ce semble, un Italien, répondis-je. — « C’est Dante ! dit Goethe. Il est bien reproduit, c’est un beau buste, mais je ne suis pas encore tout à fait satisfait. Là, il est déjà vieux, penché, triste, les traits sont flasques, affaissés, comme s’il venait de l’enfer. Je possède une médaille frappée de son vivant, et c’est bien plus beau. » Goethe se leva et alla chercher la médaille. « Voyez-vous ici quelle force a le nez, comme la lèvre supérieure s’arrondit avec énergie, comme le menton s’avance et comme il se joint bien avec l’os de la mâchoire. Les parties autour des yeux et le front sont restés ressemblants dans ce buste colossal, mais tout le reste est affaibli et vieilli. Cependant je ne veux pas dire de mal de cette œuvre nouvelle, l’ensemble est excellent et mérite d’être loué. »

Goethe me demanda alors ce que j’avais fait ces jours-ci. Je lui dis quelles offres j’avais reçues, ajoutant que j’étais très-disposé à les accepter. Le visage de Goethe, jusqu’alors si amical, prit tout à coup un air très-contrarié, et je vis qu’il désapprouvait mon projet. « Je voudrais bien que vos amis vous laissassent tranquille, me dit-il. Pourquoi vouloir vous occuper de choses qui ne sont pas sur votre route naturelle et qui sont en contradiction absolue avec vos goûts ? On voit circuler de l’or, de l’argent et du papier, chaque chose a son cours, son prix, mais, pour apprécier chaque valeur, il faut en connaître le