Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/181

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cours. C’est absolument de même en littérature. Vous savez apprécier l’or et l’argent, mais non le papier, vous n’avez pas l’habitude de le manier ; aussi votre critique sera sans justice, et vous trouverez tout mauvais. Si vous voulez être juste, reconnaître et faire valoir chaque œuvre en son genre, il faut avant tout que vous vous mettiez au courant de notre littérature moyenne, et ce n’est pas un petit travail. Il faut remonter en arrière, voir ce que les Schlegel ont voulu faire, ce qu’ils ont fait, puis il faut lire tous les écrivains contemporains, Franz Horn, Hoffmann, Clauren[1], etc. Et ce n’est pas encore tout. Il faut avoir toutes les feuilles quotidiennes, depuis la Gazette du matin jusqu’au Journal du soir, afin de connaître immédiatement ce qui vient de paraître ; et cela prendra et perdra vos plus belles heures. Puis tous les nouveaux livres, dont vous voulez parler un peu à fond, il faudra non pas les feuilleter, mais les étudier. Comment ce travail pourrait-il vous plaire ! Et enfin, si vous trouvez du mauvais, vous n’oserez pas le dire, à moins que vous ne vouliez courir le risque de vous mettre en guerre avec le monde entier. — Non, je vous le répète, refusez cette offre, cela ne vous convient pas. Gardez-vous toujours de l’éparpillement ; condensez vos forces ! Si, il y a trente ans, j’avais eu la sagesse que j’ai aujourd’hui, j’aurais agi tout autrement que je ne l’ai fait. Quel temps n’ai-je pas perdu avec Schiller aux Heures et à l’Almanach des Muses ! Précisément ces jours-ci, je relisais nos lettres, j’ai vu revivre ce temps devant moi, et je ne peux sans chagrin penser à ces entreprises dans lesquelles le monde ne nous a donné que

  1. Horn (1781-1857), Hoffmann (1776-1822), Clauren (1771-1854), romanciers en vogue vers 1820.